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L’Union Nationale des

Forces Populaires

Fondation, objectifs et tâches

 

1- Fondation et fondateurs

Le 6 septembre 1959, le congrès constitutif de l’UNFP se tint au cinéma Kawakib à Casablanca. Y prendront part les secrétaires des Comités régionaux des Fédérations Unies du Parti de l’Istiqlal, des représentants des masses affiliées aux partis de la Démocratie et de l’Indépendance, du Mouvement Populaire, des Libéraux Indépendants, de l’UMT, de l’Union Marocaine de la Jeunesse et de l’UNEM.

Abderrahmane Youssoufi présida la séance, dont le programme était le suivant : allocutions de Baçri, secrétaire politique des Fédérations Unies, de Abdelhadi Boutaleb, pour le PDI, et de Abdallah Sanhaji pour le Mouvement Populaire, suivies d’une intervention de Youssoufi, résumant les trois autres. Vint ensuite le tour de M. Ahmed Bensouda (PDI), qui intervint avec un discours particulièrement enthousiaste. Enfin, Mahdi prit la parole pour donner lecture du Pacte du Congrès constitutif de l’UNFP, dont il fit également une analyse exhaustive, avant que les débats fussent ouverts.

Durant cette même séance, Youssoufi interviendra pour annoncer l’adhésion des membres du Parti des Libéraux Indépendants à l’UNFP, avant de donner la parole à M. Belmahi, « représentant de la base populaire des Indépendants ».

La réunion se clora par la ratification du pacte et des lois de l’UNFP, et la nomination d’une commission de candidature qui, à son tour, proposera une commission administrative dont voici les membres : Mohamed Baçri, Mahdi Ben Barka, Mahjoub Ben Seddiq, Abdelhadi Boutaleb, Abderrahmane Youssoufi, Ahmed Bensouda, Abdallah Sanhaji, Mohamed Abderrazzaq, Houcine Ahejbi, Thami Ouazzani, Dr. Belmoukhtar, Mohamed Hijji, Moulay Abdessalam Jabli, Abbas Qabbaj, Mohamed Hrizi, Bouchaïb Doukkali, Abdelhay Iraqi, Abdelhay Chami, Thami Lafdali, Omar Mesfioui, Ahmed Hammoudi Askari, Abdelqader Aouab, Mohamed Tibari, Driss Madkouri, Mohamed Drissi, Amr El Attaoui, Mustapha Kasri, Abdallah Baaqil, Ahmed Alami, Ibrahim Charqaoui, Mohamed Habib El Ghighaï, Mohamed Alej Touzani, Ahmed Bentaher Midaoui. Elle proposera également une commission de contrôle des Comptes, composée de MM. Ahmed Oulhaj, Taïeb Merini et Ahmed Guessous, et une commission centrale d’arbitrage, composée de MM. Abdennabi Ben Laadel, Mohamed Bouhmidi et Mohamed Alami. Enfin, la commission élira les membres du Secrétariat général de l’UNFP : Mohamed Baçri, Mahdi Ben Barka, Abdelhadi Boutaleb, Abderrahmane Youssoufi, Ahmed Bensouda, Abdallah Sanhaji, Mohamed Abderrazzaq, Houcine Ahejbi, Thami Ouazzani, Dr Belmoukhtar et Mohamed Hijji.

Aucun membre du gouvernement ne sera élu.

2- Mobiles et objectifs : le Pacte

Constatant « l’état d’hésitation et d’indécision » qui avait marqué les trois années écoulées depuis la proclamation de l’Indépendance, et relevant que les forces nationales avaient retrouvé (grâce à l’Intifada du 25 janvier) leur enthousiasme et leur volonté d’action, et que « la prolifération des institutions politiques fantoches » avec leur cortège de campagnes de « mystification et de perturbation, visant à saper le moral des masses populaires pour les détourner de la véritable bataille qu’exige la réalisation des objectifs nationaux », le Pacte du Congrès fondateur de l’UNFP déclare « qu’il n’y a aucune opposition entre les intérêts des différentes composantes du peuple marocain, que seule l’union est capable de mettre en échec les projets colonialistes, que les partis politiques, tels qu’ils sont actuellement, sont parvenus à un état de dégradation qui les rend incapables d’assumer l’éducation des masses et leur mobilisation pour des tâches d’édification, et en fait au contraire un instrument de désunion et un moyen, pour certains, de préserver d’anciens intérêts ou d’en acquérir de nouveaux ... »

Aussi, les signataires de ce Pacte décident-ils « de renoncer à leurs affiliation et couleur politiques, pour fonder, dans un climat de sincère fraternité, l’Union Nationale des Forces Populaires, qui constituera un cadre au sein duquel tout citoyen trouvera la possibilité d’entreprendre une action positive dans un climat de clarté et d’enthousiasme afin d’œuvrer à la réalisation des objectifs suivants », dont voici la liste : défense de l’indépendance du pays ; retrait des armées étrangères ; liquidation des problèmes hérités de l’ère coloniale ; maintien de la politique de libération économique ; lancement de la réforme agraire ; adoption d’une politique d’industrialisation ; nationalisation des secteurs économiques vitaux ; exécution rapide de réformes fondamentales et établissement de cadres conformément aux dispositions de l’édification de l’indépendance ; adoption d’une politique pertinente d’enseignement ; instauration d’une démocratie réaliste en faveur de laquelle les citoyens pourront — tant localement que sur le plan national  procéder eux-mêmes à la gestion de leurs affaires, dans le cadre d’une monarchie constitutionnelle, sous l’égide de S.M. le Roi Mohamed V ; d’aide et de soutien au peuple algérien dans sa lutte pour l’indépendance, en vue de réaliser l’unité du Maghreb Arabe ; enfin, application d’une politique extérieure fondée sur le principe de non-dépendance.

 

L’UNFP et les tâches à accomplir : quand le présent a le goût du passé.

Mais qu’en était-il de nous autres, jeunes d’alors ?

Notre conscience se nourrissait, sans nul conteste, des déclarations et propos des dirigeants du Mouvement, et se modelait selon leur pensée. Tout en faisant partie intégrante de cette dynamique, je puis cependant prétendre que ma propre conscience se développait néanmoins avec assez d’indépendance pour pouvoir être à juste titre considérée comme étant celle d’un projet d’intellectuel au sein du Parti, un intellectuel qui se réservait, non seulement le droit de dire — haut, quand il le fallait  ce qu’il pensait, mais également celui de « légiférer » pour l’avenir du Mouvement. En lisant aujourd’hui les textes que j’écrivais voilà plus de quarante ans — juste après la naissance de l’UNFP  je me surprends à m’y découvrir, tel que je suis encore à l’heure qu’il est, et ne puis m’empêcher de me demander si c’est moi-même qui n’ai pu me dépasser, ou si je devrais plutôt m’estimer déjà heureux d’avoir pu un tant soit peu prendre part à ces événements.

Le lecteur sera libre de répondre lui-même à cette question, après lecture des trois articles que nous reproduisons ici avec leurs intitulés originaux.

***

Les partis politiques dans le Maroc indépendant

Le premier, paru le 9 septembre 1959, deux jours seulement après la fondation de l’UNFP, avait pour sujet « la réalité des partis politiques au Maroc entre novembre 1955 et septembre 1959 ».

En voici le texte :

« La journée du 6 septembre 1959, qui aura vu la fondation de l’UNFP, restera mémorable dans la vie de ce peuple, comme étant celle où la volonté populaire se sera déclarée avec autant de force que de détermination, pour imposer à la réalité marocaine un changement radical et en fonder une nouvelle, bâtie sur des bases solides et fiables.

L’on peut d’ores et déjà dire que cette journée aura marqué le début d’un tournant décisif dans l’histoire du Maroc, un tournant qui transformera notre société désunie, rongée par les maux, en une société aux composantes solidaires et aux fondements stables et durables.

Le plus édifiant, à notre sens, est cette formidable force avec laquelle le peuple aura su imposer sa volonté, défiant les difficultés et changeant la réalité qu’il avait vécue avant le 6 septembre.

Cette journée aura par ailleurs définitivement démarqué le peuple véritable de ceux qui — mus par une sombre obsession d’hégémonie ou quelque autre mal inavouable  ne faisaient qu’imposer à ce peuple leur présence inutile. La réalité incontestable reste que la fondation de l’UNFP aura satisfait un espoir réel et cher, que le peuple avait si longtemps caressé, un grand espoir, noble et puissant, un espoir que concrétise l’UNFP.

Jamais le peuple marocain ne s’était senti désuni. Bien au contraire, il s’était toujours considéré comme étant un tout indivisible, une unité durable et solide, sans aucune faiblesse ni lacune, un peuple ayant une même histoire et vivant au sein d’une même réalité ; un peuple qui fait face aux mêmes difficultés et caresse les mêmes espoirs ; une entité intégrale, que le colonialisme essayait de scinder, aidé en cela par des collaborateurs que le peuple connaissait bien et savait traiter en ennemis, au même titre que l’occupant lui-même.

Ce peuple ne pouvait donc que se sentir désemparé en voyant ses soi-disant dirigeants s’en prendre les uns aux autres, se détruire mutuellement, dans une bataille dont il ne comprend ni les règles, ni les enjeux. Son désarroi ne peut que s’accentuer devant ces individus que leurs guerres fratricides, causées par la convoitise et la cupidité, font s’entretuer, mais qui n’en brandissent pas moins les mêmes slogans, en essayant chacun de son côté de gagner — à lui et à lui seul  la confiance du peuple. Tous faisaient en effet de l’édification, la libération économique, la redistribution des terres confisquées et l’instauration de la justice sociale des chevaux de bataille dans leur guerre d’intérêts. Tous appelaient à la solidarité avec les peuples arabes frères, au soutien du peuple algérien, afin qu’il obtienne son indépendance et qu’il soit ainsi possible d’édifier le grand Maghreb Arabe, étape vers l’unité arabe dans le cadre d’une confédération s’étendant de l’Atlantique au Golfe persique.

Autant de slogans auxquels le peuple marocain croit fermement, mais qui le laissent pourtant perplexe, étant brandis par des individus eux-mêmes farouchement opposés les uns aux autres. Qui devait-on croire ? Le peuple s’est souvent posé cette question, cherchant à se donner un critère fiable de jugement, se demandant pourquoi ces gens se livrent de si âpres batailles, quand les slogans qu’ils brandissent et les buts qu’ils disent poursuivre sont exactement les mêmes.

Ce sentiment de consternation a toujours prévalu parmi le peuple, devant ces slogans exprimant — il est vrai  ses aspirations, mais brandis par des gens en qui il n’avait plus aucune confiance. Cherchant à les départager, il n’a pu le faire, les slogans et devises affichés étant rigoureusement les mêmes. En désespérance de cause, le peuple s’est vu contraint de recourir à un critère qu’il savait pertinemment non fiable, celui reposant sur les personnes. Nous avons ainsi vu les gens adhérer, non à telle formation politique, mais à telle personne jouissant de leur confiance et leur respect. Le critère était évidemment faux, et le peuple le savait. Mais que pouvait-il bien faire, n’en ayant aucun autre ?

Consécutivement à ces adhésions motivées par les affinités personnelles beaucoup plus que par les convictions politiques, un autre phénomène encore plus étrange avait fait son apparition : les partis politiques acquéraient une structure de plus en plus ethnique, clanique, voire même familiale. En effet, l’adhésion aux partis étant déterminée par l’attachement à un individu donné et par la confiance qu’on lui accorde, il était bien normal que chacun adhérât à la faction dont le dirigeant lui était le plus proche, par le sang, par l’appartenance régionale, tribale ou ethnique.

C’est ainsi que le pays verra naître, après l’indépendance, des partis fortement marqués par les teintes personnelles et ethniques. Or, ne croyant aucunement en la pertinence de ces critères, ni ne sachant départager ces personnes — opposées les unes aux autres, mais clamant le même credo et prétendant défendre les mêmes intérêts  le peuple a fini par voir son enthousiasme faiblir et son engagement politique devenir de moins en moins fervent. Les membres véritablement actifs au sein de ces partis se réduisaient ridiculement à une vingtaine — voire moins  de personnes, réunies d’ailleurs par les seuls liens de sang ou de l’intérêt personnel, les masses populaires, restant à l’écart de ces formations politiques fantoches, n’y adhérant — quand elles le faisaient  que de manière purement formelle. Voilà pourquoi les partis politiques marocains manifestent si souvent un cruel manque d’initiative, de cadres et de moyens. Il en a découlé un phénomène que ce pays est, croyons-nous, le seul à connaître : les critiques les plus amères auxquelles un parti politique fait face sont souvent formulées par les adhérents mêmes de ce parti. Untel, se réclamant de l’Istiqlal, vilipendera plus volontairement ce parti qu’un autre ; untel autre, membre du PDI, critiquera plus sévèrement ce dernier que l’Istiqlal, et ainsi de suite.

Un autre phénomène, non moins étrange, est que la lutte, au lieu d’opposer les partis, oppose leurs dirigeants. Ouazzani, par exemple, était un ennemi juré de Allal, animosité que ne partageaient point les masses s’alignant derrière l’un et l’autre. Le résultat en est cette absence des classes instruites, et notamment de l’élite intellectuelle, du champ politique national.

Ne saisissant sûrement pas les véritables raisons de cette absence, les responsables et dirigeants de ces partis n’ont trouvé mieux que de s’attaquer à la jeunesse et à l’élite intellectuelle, leur reprochant ce qu’ils croient être une attitude négative et un refus de s’engager dans l’action politique. Ils se trompent, car aussi bien la jeunesse que l’élite intellectuelle savent pertinemment qu’il ne leur siérait point de s’affilier à aucune de ces formations politiques, dont les principes et fondements mêmes sont aberrants. Voilà pourquoi l’élite du peuple est toujours restée à l’écart de la politique, se contentant de critiquer et de dire son mécontentement, acculée à une attitude négative frôlant parfois l’extrémisme.

Cette réalité s’est manifestée évidente sur le plan officiel comme sur le populaire. Un bref regard sur l’histoire des trois gouvernements que le pays aura connus durant ces trois années d’indépendance, suffit en effet pour s’en rendre compte. Le premier, gouvernement de coalition, était loin d’être homogène. Ses membres n’étaient unis que par les slogans et devises — tels le retrait des forces étrangères et la libération économique  qu’ils se plaisaient à lancer devant le peuple, sans d’ailleurs rien pouvoir faire pour les réaliser, car leur appartenance politique, seul cadre au sein duquel ils auraient pu agir, était motivée non par le désir d’atteindre quelque objectif collectif, mais uniquement par la cupidité et le désir d’hégémonie. L’on pourra en dire autant du second gouvernement, aussi désuni que son prédécesseur. Le troisième, exclusivement confié à ce que l’on appelait le Parti de l’Istiqlal, n’a cessé, quant à lui, de nous prouver chaque jour davantage son inadmissible incapacité et sa flagrante incompétence, d’ailleurs fort compréhensibles, étant donné qu’un gouvernement doit évidemment mettre en œuvre le programme du parti politique dont il relève, ou se retirer, et que le Parti dont relève notre actuel gouvernement n’avait tout simplement aucun programme à appliquer. Si ce gouvernement ne se retire pourtant pas, c’est vraisemblablement que les personnes qui continuent — après l’indépendance  à diriger le Parti, n’ayant été unies que par leurs intérêts personnels, ne pouvaient abandonner le pouvoir, de crainte de devoir renoncer à ces intérêts.

C’est seulement en se représentant cela que l’on peut s’expliquer la formidable poussée de corruption que connaît notre pays dans tous les domaines, notamment celui de l’administration, dont le peuple ne cesse de se plaindre. Les ministres n’étant unis, nous le disions, que par le sens de l’intérêt, il fallait évidemment s’attendre à ce qu’ils ne confient les postes relevant de leur département respectif qu’à des personnes qui, leur étant inconditionnellement acquises, étaient prêtes à les servir. C’est ainsi que naquit cet étrange système administratif, bâti sur la parenté, la confiance personnelle et l’intérêt réciproque, au mépris le plus total des aspirations du peuple.

Un tel gouvernement ne pouvait prétendre à la confiance ni au soutien du peuple. Dès ses début, il fut en butte aux critiques les plus acerbes, de la part du peuple, mais surtout de la part de ses propres adhérents, critiques qui, pour n’avoir pas été toujours ouvertement clamées, n’en transperçaient pas moins dans les propos mêmes de ces adhérents. Adressées au gouvernement, elles visaient en fait le Parti dont ce gouvernement émanait, Parti fondé sur la parenté, les liens ethniques et l’intérêt personnel. C’est d’ailleurs ce qui apparut avec le gouvernement Balafrej, fidèle reproduction — quoique réduite  du Parti de l’Istiqlal, avec ses corps d’inspecteurs, ses Commissions factices et sa politique consistant à toujours éluder les consultations populaires et les congrès.

Cette situation durera jusque vers la fin de l’année 1958, date à laquelle le peuple, désespéré de l’Istiqlal comme du gouvernement issu de ce Parti, se détourna de lui, tout comme le Parti se détournera d’ailleurs lui-même de son propre gouvernement. Les dirigeants se retrouvant seuls, il était normal que le gouvernement tombât. Dépouillée de la peau de léopard qu’elle arborait, la brebis apparut, timide et pusillanime, n’osant même plus bêler !

Devant cet état des choses, le Roi et le peuple marocains entrèrent en action, dans le désir de sortir le pays de cette impasse. Cette action devait conduire à l’investiture du gouvernement Abdallah Ibrahim. Sentant renaître l’espoir au fond de lui, le peuple regardait déjà avec quelque espoir ce gouvernement, lui accordant sa confiance avant même qu’il ne fût investi. La raison de ce quelque espoir et de cette confiance est manifestement le fondement de non-appartenance politique, sur lequel ce gouvernement a été constitué. Pour le peuple, en effet, cette non-appartenance signifiait beaucoup de choses, dont essentiellement l’absence des intérêts personnels, désormais inséparables à ses yeux d’avec les partis politiques. La seule nomination, à la tête de ce gouvernement, de Abdallah Ibrahim — homme issu du peuple, connaissant parfaitement ce dernier et non moins parfaitement connu de lui, ne différant des autres que par ses seules culture et compétence  était en soi un gage de confiance et d’espoir. Se détournant des partis et de leurs leaders, le peuple s’est entièrement rangé derrière le gouvernement, seul à être, à ses yeux, digne de confiance et de soutien. Tirant justement sa force de la confiance du Roi et du soutien du peuple, ce gouvernement a su, quant à lui, se montrer soucieux des intérêts du peuple, en adoptant des dispositions et des projets immensément populaires.

L’amélioration progressive de la situation confortait le peuple dans sa dénégation des partis politiques, dénégation qui devait éclater en plein jour le 25 janvier, quand le peuple se détourna des faux leaders qu’ils avait jusque-là connus pour adhérer aux Fédérations indépendantes du Parti de l’Istiqlal, en lesquelles il a vu une forme nouvelle de ralliement et d’action politiques. Pour lui, le Mouvement du 25 janvier revêtait plutôt l’aspect d’un mouvement de salut que celui d’un parti politique, car ne se présentant pas comme un parti, ni comme une formation issue de quelque scission au sein de quelque parti, mais uniquement comme une action salutaire, ouverte à toutes les composantes du peuple. Répondant à l’appel, le peuple n’a pas hésité à bannir leaders, dirigeants et inspecteurs, s’en séparant à jamais. La révolution eut un succès retentissant, dont seul le peuple pouvait prévoir l’ampleur, vu qu’il en était lui-même l’instigateur et le leader. Il s’avéra clairement que le Mouvement du 25 janvier n’était qu’une étape sur le parcours, une simple étape, certes, mais un point qu’il eût été impossible de contourner.

Le peuple le fit avec succès. Mais, sur le bord de la route, des crapauds s’appliquaient, par leurs croassements bruyants, à entraver sa marche vers le progrès et la prospérité. En vain. Le peuple se détourna d’eux, sourd à leur vacarme, conscient désormais que les ennemis du Mouvement du 25 janvier sont ses propres ennemis.

Certains d’entre ces crapauds, dans leurs tentatives désespérées de recouvrer les gloires d’antan, ne reculent plus devant aucun stratagème, n’hésitant pas, le cas échéant, à tendre la main aux ennemis du peuple, en se mettant en collusion avec certains milieux connus pour leurs affinités colonialistes et leurs tendances arrivistes et mercantiles. A cela s’ajoute l’obstination de certains à continuer à se jouer du destin du peuple.

Conscient du danger, s’élevant contre les traîtres et les corrompus, le peuple a lancé sa bombe en fondant l’Union Nationale, rocher sur lequel viendront se briser les sombres desseins qu’ils caressent.

Réunissant ses forces, le peuple a donc fondé cette organisation, qu’il a déclarée indépendante des partis : l’organisation de l’Union Nationale. Indépendante des partis, cette organisation l’est, car aucune tendance partisane n’est plus nécessaire, dès lors que les objectifs, les aspirations et les peines du peuple sont les mêmes, et car le peuple, ayant déjà eu l’expérience des partis politiques, les sait uniquement mus par les intérêts, la convoitise et le désir d’hégémonie. Le 6 septembre restera pour cela une journée mémorable, qui aura marqué un tournant historique, celui où auront pris fin trois années de sclérose et de consternation, et où le peuple aura tourné le dos à cette situation pour envisager une page toute nouvelle de son histoire et de sa vie.

Il reste cependant du chemin à parcourir, un chemin aussi long que pénible. Les trois années qui viennent de s’écouler n’auront en effet pas été sans laisser des séquelles profondes, dont une attitude négative chez la population, attitude qui constitue aujourd’hui une tâche primordiale pour l’Union Nationale, à côté de celles consistant à lutter contre les ennemis du peuple, et à œuvrer pour atteindre les objectifs fixés par le peuple et satisfaire ses attentes et aspirations. Trois tâches que l’Union Nationale doit, à notre sens, affronter toutes trois en même temps, aucune d’elles ne pouvant souffrir le moindre ajournement.

Combattre l’attitude négative installée dans les esprits, lutter contre les ennemis du peuple, et satisfaire les espoirs de ce dernier, sont en effet trois missions toutes trois prioritaires, qui réclament des solutions urgentes. Nous formulons l’espoir, — celui du peuple tout entier  que l’action visant à les mener à bien aura été amortie dès le premier jour, le 6 septembre 1959, à 15 heures et demie, heure même à laquelle commencèrent les travaux du Congrès fondateur de l’Union Nationale. » (Mohamed Abed al-Jabri)/ Al-Tahrir du 9 septembre 1959.

La vérité, toute la vérité au peuple

Le second article, paru sous le titre : « L’Union Nationale : fin d’une époque de confusion et avènement d’une ère de clarté », commençait ainsi :

« Dans un article précédent, j’avais essayé d’analyser succinctement la réalité qu’auront connue les partis politiques depuis l’indépendance à ce jour (septembre 1959), réalité décadente et corrompue, qui a conduit le peuple à se détourner des partis pour fonder cette Union. Ayant passé en revue les raisons véritables qui avaient incité le peuple à prendre cette initiative, nous en avions conclu que l’Union Nationale était appelée à assumer, de façon simultanée, trois missions vitales, ne souffrant aucun ajournement : lutter contre l’attitude négative installée chez le peuple, notamment chez l’élite intellectuelle, consécutivement à la déception causée par les partis ; éradiquer les ennemis du peuple, qui se jouent de son destin et mettent ses moyens au service de leurs intérêts personnels ; enfin, édifier l’indépendance sur des bases solides et durables.

Je vais essayer, dans le présent article, de soumettre ces tâches à une analyse que je m’efforcerai de conduire de manière objective et réaliste, en espérant que certaines d’entre les opinions qui seront exposées ici susciteront un débat propre à amorcer cette activité intellectuelle dont nos élites ont si souvent déploré l’absence.

L’Union Nationale a été fondée au terme d’une période de trois années durant lesquelles la corruption, la dépravation et le carriérisme auront miné le corps des partis politiques et conduit le pays à un état de dégradation poussée, semant le désespoir parmi les citoyens et leur faisant perdre toute confiance. Nous disions déjà que la confiance était le principal critère selon lequel les gens adhéraient aux partis politiques, et que ces derniers mettaient malheureusement cette confiance à profit pour servir leurs propres intérêts, finissant par désespérer les masses et par les faire se détourner de la vie politique.

La première tâche que l’Union Nationale est appelée à entreprendre est donc très probablement d’œuvrer à combattre cette attitude négative, qui constitue la principale entrave à l’édification de l’indépendance sur des bases populaires. Ayant à présent écarté les partis de la vie politique, l’Union nationale est appelée à en éradiquer les séquelles, dont la plus évidente est cette attitude négative dans laquelle trois années de corruption et de dépravation ont fini par confiner le peuple.

D’aucuns pourraient voir là une tâche grandiose. Je me permets d’en douter, car, à mon sens, loin d’être inhérente aux masses populaires, cette attitude est plutôt à imputer à la déception causée par les partis politiques eux-mêmes. Elle pourrait d’ailleurs renaître, plus forte encore, si l’Union n’arrivait pas, dès sa fondation, à se libérer du modèle des partis. Autrement dit, il serait impossible à l’Union d’effacer les séquelles laissées par les partis, si elle retombait elle-même dans l’esprit qui présidait à leur action. Si les dirigeants de l’Union arrivaient à se départir définitivement de cet esprit, la tâche en serait facilitée d’autant.

L’Union Nationale des Forces populaires est en effet, dans le véritable sens du terme, une grande organisation populaire, ayant pour but de rassembler les forces du peuple et de mobiliser les masses. Dans son sein, nul ne peut prétendre à aucun privilège particulier, même vis-à-vis des non-adhérents. Autrement dit, l’Union est appelée à combattre — en son sein même  tout esprit de classe. Le membre du Secrétariat général ou du Comité administratif, le membre actif et celui uniquement adhérent, doivent tous être considérés comme étant parfaitement égaux. Si des écarts doivent exister, qu’ils soient dans le sens qui profite à l’Union elle-même, non à tel ou tel individu, à ses proches ou ses admirateurs. En un mot, l’Union se doit d’appliquer la théorie préconisant que l’on exige de chacun ce dont il est capable, tout en assurant à chacun ce dont il a besoin. Bien que ne croyant pas personnellement qu’une telle théorie puisse constituer un fondement social et économique pour la vie d’un peuple, j’estime toutefois que c’est là le seul moyen pouvant servir l’Union autant que les masses qui y sont affiliées, et mettre fin à l’attitude négative dans laquelle les partis politiques avaient confiné les dirigeants autant que les adeptes de ces partis.

La clarté la plus totale est donc requise, car c’est la base sur laquelle l’Union doit reposer et le moyen par lequel elle arrivera à faire disparaître les séquelles laissées par les partis politiques. Ses dirigeants sont appelés à faire partager à ses masses populaires toutes les informations qui revêtent de l’importance pour le pays, informations que les dirigeants des partis avaient l’habitude d’accaparer. Les masses populaires doivent — au même titre que les dirigeants  être mises au fait des problèmes et difficultés que le pays affronte. C’est là, me semble-t-il, le premier pas dans l’éducation des masses, un premier pas qui prouvera que les dirigeants de l’Union auront réussi à éradiquer en eux-mêmes l’esprit et la pensée des partis.

L’Union Nationale est une organisation populaire sur laquelle repose désormais l’avenir du pays. Ses dirigeants sont appelés à éviter de craindre le peuple comme les leaders des partis politiques le craignaient. Les masses populaires marocaines recèlent une force et une puissance capables de construire un grand pays, pour peu que ces masses soient toujours maintenues au fait des réalités. Plus que de confort matériel, plus même que de pain, le peuple a besoin de la vérité, car il sait que rien ne saurait lui nuire plus qu’une vérité déformée ou cachée.

D’aucuns avanceront que la vérité ne devrait pas être entièrement révélée au peuple, par crainte des réactions éventuelles que cette vérité pourrait susciter, à la faveur de l’enthousiasme et de l’impulsivité qui caractérisent les masses. Assertion par ailleurs tout à fait pertinente, ne se fût-il agi d’un peuple dont l’esprit d’abnégation et l’âme patriotique ne sont plus à prouver, et qui, de ce fait même, saura accorder sa confiance aux dirigeants. Ce peuple, dont la confiance avait été trahie par les leaders des partis, n’accordera cependant plus cette confiance que sur des bases de clarté et de conviction.

L’attitude négative est aujourd’hui trop ancrée chez les masses populaires pour qu’il soit possible de les convaincre de quoi que ce soit. Quand bien même réussirait-on à les convaincre, une telle conviction abstraite ne saurait être qu’éphémère. Il revient donc aux dirigeants de mettre ces masses au fait de la vérité, sans toutefois essayer de les en convaincre, mais en laissant à l’expérience et à la réalité vécue le soin de le faire.

Deux dispositions sont à mon avis requises si l’on veut combattre l’attitude négative des masses populaires : mettre ces masses au fait de la vérité et éradiquer l’esprit de classe au sein de l’Union, cet esprit en faveur duquel ceux à qui leurs responsabilités ou leurs compétences confèrent quelque supériorité sur les autres, finissent par vouloir s’accaparer la vérité.

Voilà pour la première tâche, celle consistant à combattre l’attitude négative enracinée dans les esprits.

La seconde consiste, elle, à exterminer les ennemis du peuple. Mais avant de parler de la tâche elle-même, peut-être sied-il de se demander d’abord qui sont exactement ces ennemis. Ce sont ceux de l’Union, ceux-là mêmes qui avaient trahi la confiance du peuple, et qui continuent aujourd’hui encore à essayer de le tromper et de l’exploiter, ceux-là mêmes qui, par le passé, se plaisaient à accaparer la vérité, et qui peuvent aujourd’hui refaire surface dans les rangs de l’Union, obsédés qu’ils sont par leurs condamnables habitudes et esprit partisans. Ce sont, en un mot, les colonialistes, aidés par leur cohorte d’acolytes et de collaborateurs. Ce sont également ceux qui, pour servir et préserver leurs intérêts, n’hésiteraient pas à faire appel à ces mêmes colonialistes. Ce sont là les ennemis du peuple, ennemis patents que tout un chacun connaît et saura reconnaître.

La tâche de l’Union consiste donc à exterminer ces ennemis du peuple. Pour y parvenir, nulle violence, même verbale, n’est requise. Il suffit d’œuvrer à en détourner le peuple, de l’aider à éviter les pièges et lacs dont ils s’obstinent à parsemer son chemin. Pour ce faire, il est nécessaire que le peuple soit toujours informé de la vérité, afin que ses ennemis ne puissent découvrir dans sa cuirasse aucun défaut à travers lequel ils pourraient s’infiltrer pour semer le doute dans les esprits et les détourner de la réalité. Si le peuple est parfaitement informé de la vérité, conscient de cette vérité et disposé à l’assumer, ses ennemis ne tarderont pas à se retrouver isolés dans un coin exigu, où ils finiront par dépérir pour mourir seuls. Les ennemis du peuple sont en effet comparables aux termites, qui ne vivent qu’à la faveur de galeries creusées dans les esprits et les âmes. Mais si ces esprits sont habités par la vérité — qu’elle soit douce ou amère  de telles galeries ne sauraient être, et de telles termites ne sauraient donc vivre.

Ce sont là, à mon sens, la seconde tâche qui incombe à l’Union Nationale et la méthode susceptible de l’aider à s’en acquitter.

Reste la troisième, celle de réaliser les aspirations du peuple. Elle consiste à édifier l’indépendance sur la base d’une société saine, où règnent la justice sociale et la démocratie véritables. Ce sera l’objet de notre prochain article. » (Mohamed Abed al-Jabri. Al-Tahrir du 11 septembre 1959.)

Les objectifs du peuple entre théorie et pratique

Le troisième article parut sous le triple intitulé : « Le peuple compte sur l’Union Nationale pour lui faire atteindre ses objectifs » ; « Nous sommes appelés à satisfaire les aspirations des classes populaires » ; « L’Union Nationale est capable de réaliser des miracles, pour peu qu’elle réussisse à se départir des habitudes partisanes étriquées ».

En voici le texte :

« Dans un article précédent, nous avions décompté trois tâches qui, disions-nous, incombaient à l’Union Nationale. D’abord, combattre les séquelles laissées par les partis politiques, notamment l’attitude négative adoptée par le peuple — et plus particulièrement par l’élite intellectuelle  vis-à-vis de la vie politique, en conséquence de l’état de dépravation auquel les partis marocains étaient parvenus. Ensuite, œuvrer à exterminer les ennemis du peuple, tâche que l’on ne saurait mener à bien qu’en mettant ce dernier au fait des vérités, afin de le détourner de ces ennemis. Enfin, s’efforcer d’atteindre les objectifs du peuple et de réaliser ses aspirations. Les deux premiers points ayant été explicités dans des articles précédents, essayons d’en faire de même du troisième.

Pour atteindre un objectif, il sied d’abord de le définir. Quels sont donc les objectifs du peuple ? En retour, ne serait-il pas superfétatoire que de vouloir définir les aspirations d’un peuple qui, à peine défait du joug du colonialisme, s’est vu sombrer dans les ténèbres d’une indépendance fictive, ne différant en rien du protectorat lui-même ? Est-il vraiment besoin de dire que le peuple revendique une justice sociale, au sein de laquelle le droit au travail, au pain et au savoir sera garanti à chacun, et où tous seront égaux en droits comme en devoirs, des avantages comme des handicaps. Est-il besoin de dire que le peuple désire que les responsabilités soient confiées aux enfants du peuple, qui le connaissent le mieux et qui sont le mieux connus de lui.

Il serait certes bien aisé d’en dire davantage. Il serait tout aussi aisé de citer, en peu de mots, les objectifs du peuple : l’instauration d’une démocratie sociale, économique et politique, et l’édification de l’indépendance d’une manière qui permette au Maroc de vivre son époque. Mais ce serait reproduire une définition que l’usage a fini presque par dépouiller de toute signification véritable. Sans oublier évidemment que de lancer de telles devises mirobolantes devant le peuple ignorant et mal informé, est une action maladroite, qui risque de se prêter à de multiples interprétations.

Nous disions que l’Union Nationale se devait d’avoir pour principe la transparence et la clarté les plus totales. La fidélité à ce principe exige que l’on soumette le contenu de telles expressions à une analyse rigoureuse. Pour ce faire, nul besoin de recourir aux théories philosophiques et dialectiques, pour peu que l’on sache aller, par l’esprit, à la rencontre des masses populaires, afin de s’enquérir des objectifs que le peuple s’est fixés et des aspirations qu’il caresse. Il convient, pour cela, de remonter un peu le temps.

Essayons d’abord de lire — à travers le combat mené par le peuple pour l’indépendance — les objectifs que le peuple se fixait alors, et de comprendre la pensée de l’homme de la rue, quand il combattait, livrant bataille pour l’obtention de l’indépendance.

Le peuple entier avait participé à la bataille de l’indépendance. Toutes les factions du peuple ont participé, chacune dans la limite de ses moyens et compétences, à la lutte sacrée. Le lettré y a fait usage de sa plume, le commerçant et l’artisan, des grèves et autres manifestations, et les masses populaires, du boycott des produits français et souvent même de tous les produits étrangers, sans parler évidemment de ceux qui, ayant opté pour la lutte armée, n’ont pas hésité à sacrifier biens, famille et âme à la cause nationale.

Il faut donc se demander comment l’homme du peuple comprenait cette « indépendance » pour laquelle il était prêt à tout sacrifier.

Le peuple se sentait lésé par les conditions que le protectorat lui imposait, par l’inégalité des chances, les privilèges accordés aux uns au préjudice des autres. Il se demandait pourquoi la vie était si difficile pour des millions de gens, réduits à la misère, incapables de subvenir à leurs besoins les plus élémentaires, quand les patrons, les gouverneurs étrangers, les pachas et leurs cortèges de collaborateurs et de traîtres, se vautraient dans le luxe le plus insolent.

Pour le peuple, l’indépendance signifiait d’abord la fin de cette injustice sociale, de cette inégalité des chances, de ce système qui privilégiait une insignifiante minorité aux dépens de la majorité écrasante. Du temps de la lutte pour l’indépendance, le chômeur était sûr que cette dernière allait lui donner un emploi, le pauvre, que son état s’en trouverait amélioré. Les masses populaires s’imaginaient que la proclamation de cette indépendance serait suivie de la constitution d’un gouvernement national, et que la première réalisation de ce gouvernement serait d’exclure les traîtres et collaborateurs, de leur reprendre les biens qu’ils avaient extorqués par mille moyens détournés. Elles pensaient également que le départ de l’occupant allait ouvrir aux enfants du peuple, dès la première année d’indépendance, les portes d’écoles nationales, où tous auraient la possibilité d’apprendre et de se former. C’était cela, et même plus, que le peuple entendait par cette « indépendance » pour laquelle il luttait si âprement.

Or, ni les partis, ni leurs dirigeants — et c’est là une autre iniquité à mettre à leur passif — ne pensaient alors vraiment à ces attentes et aspirations du peuple. Les réaliser aurait en effet exigé que des programmes fussent établis, des plans dressés. Or, le parti qui, à l’époque, pouvait se targuer de réunir le plus grand nombre d’adhérents — entendons le Parti de l’Istiqlal — n’avait pas la moindre esquisse de programme économique ni social, ses efforts ayant été uniquement consacrés à chasser l’occupant. Issus des classes aisées, bourgeois ou aspirant à une telle condition, les dirigeants de ce Parti se souciaient peu des objectifs populaires. Loin d’ignorer que le peuple luttait pour ces objectifs, ils exploitaient cependant ce désir en le liant à l’aspiration prioritaire, celle de l’indépendance. Ce faisant, ils montraient combien ils étaient loin d’apprécier à sa juste valeur l’ampleur de ce désir. Rien d’étonnant, d’ailleurs : n’étant pas issus du peuple, ils n’avaient pas enduré les affres que les occupants lui avaient fait subir, et étaient donc incapables de mesurer l’ardeur et l’empressement qu’il avait à en effacer le souvenir. Malgré les peines d’emprisonnement et autres sévices qu’ils avaient pu endurer de la part de l’occupant, ils ne donnaient pas à l’indépendance le sens que lui donnait le peuple, car ils n’avaient point vécu la réalité du peuple ni enduré ses souffrances. Aussi, quand le peuple eut obtenu son indépendance, les dirigeants du Parti qui avait conduit la bataille ne surent-ils ni modifier leur attitude, ni se tracer un programme social, économique, culturel et politique.

A l’avènement de l’indépendance, le peuple s’aperçut que les défauts qu’il reprochait à l’ère coloniale persistaient, et même — dans certains cas — allaient empirant. La conjoncture critique — d’ailleurs commune à toutes les nations fraîchement promues au statut de peuple indépendant — constitua pour le peuple marocain un autre facteur de mécontentement qui, ajouté aux tares héritées de l’occupation, devait concourir à compliquer davantage la situation. Les passions, le népotisme et mille autres tares humaines et sociales ayant fait leur œuvre, intervenant dans les orientations et les prises de décision, la déception en devint plus forte, le mécontentement plus violent, d’autant plus que le peuple voyait les traîtres et collaborateurs, qui avaient eu la chance d’échapper aux balles des Résistants, jouir des richesses du pays, exactement comme il en avait été du temps du protectorat. L’attitude et le comportement adoptés par les partis n’ayant fait que lui causer davantage d’amertume et de déception, le peuple se détourna des partis comme des gouvernements qui en étaient issus, surtout après que des ex-ministres — qui n’avaient d’ailleurs pris aucune part à la lutte patriotique — se sont mis à constituer des partis factices, n’ayant d’autre raison d’être que de permettre à leurs dirigeants de retrouver le chemin des ministères perdus.

Le peuple trouvera enfin, en l’Union Nationale, organisation ne se réclamant d’aucun parti politique, un espoir de remédier à cette situation aberrante. D’où l’importance de la mission dont l’Union doit s’acquitter, car c’est à mon sens le dernier organisme auquel le peuple pourrait confier ses ultimes espoirs.

Les objectifs du peuple — tels que les conçoit l’homme de la rue — étant à présent définis, nous pouvons désormais donner aux expressions et aux termes utilisés pour décrire les aspirations du peuple le sens véritable qui est le leur, celui que le peuple leur donne, et auquel il aspire. Or, un bref regard sur les objectifs ayant présidé à la fondation de l’Union Nationale suffit pour se rendre compte que ces objectifs reproduisent fidèlement ces aspirations, les exprimant en des termes sans équivoque, n’ayant plus rien du lustre ni du brillant de ces expressions vagues et fuyantes auxquelles le peuple avait jusqu’ici été habitué.

Les signataires du Pacte fondateur de l’Union Nationale des Forces Populaires l’ont clairement spécifié : « Tout citoyen aura l’occasion d’œuvrer, dans un climat d’enthousiasme et de transparence, à la réalisation des objectifs suivants :

- la défense de l’indépendance du pays ;

- le retrait des armées étrangères ;

- la liquidation des problèmes hérités de l’ère coloniale ;

- le maintien de la politique de libération économique ;

- le lancement de la réforme agraire ;

- adoption d’une politique d’industrialisation et nationalisation des secteurs économiques vitaux ;

- l’exécution rapide de réformes fondamentales, et établissement de cadres conformément aux dispositions de l’édification de l’indépendance ;

- l’adoption d’une politique pertinente d’enseignement ; instauration d’une démocratie réaliste en faveur de laquelle les citoyens pourront — tant localement qu’au niveau national — procéder eux-mêmes à la gestion de leurs affaires, dans le cadre d’une monarchie constitutionnelle, sous l’égide de S.M. le Roi Mohamed V ;

- le pourvoi d’aide et de soutien au peuple algérien qui lutte pour l’obtention de son indépendance, dans le but de réaliser l’unité du Maghreb Arabe ;

- enfin, l’application d’une politique extérieure fondée sur le principe de non-dépendance.

Ce sont là les objectifs fixés et entérinés par les signataires du Pacte du Congrès fondateur de l’Union Nationale, et ce sont là également les objectifs clairs et précis auxquels le peuple aspire. Des objectifs qui, atteints, assureraient au pays prospérité et progrès.

Il convient de soulever ici une question qui revient souvent dans les propos des jeunes, et notamment parmi les étudiants et l’élite intellectuelle : quelle doctrine socio-économique les hérauts du progressisme au Maroc — et plus particulièrement les leaders du Mouvement du 25 janvier et fondateurs de l’Union Nationale — comptent-ils mettre en application ?

Ceux qui posent cette question s’attendent en général à une réponse brève concise, se résumant, si possible, en un seul mot, tel, par exemple, le socialisme. J’estime, pour ma part, que nous avons dépassé l’étape où peuvent avoir cours des devises mirobolantes de ce genre, et qu’il n’est pas de notre intérêt de nous livrer à de telles pratiques, car le faire reviendrait à nous détourner des objectifs véritables définis plus haut, pour nous adonner à d’inutiles polémiques. Cela ne pourrait en effet que déboucher sur des interprétations différentes du mot socialisme et des sens qu’il est permis ou non de lui attribuer, surtout à présent que l’on peut parler de socialismes multiples, et non plus d’un seul. Les objectifs du peuple étant désormais clairs, ses aspirations définies, il n’est plus besoin des théories propres seulement à nous induire dans d’oiseuses controverses.

Le temps n’est en effet plus aux théories ni aux supputations, mais à l’action sérieuse et organisée. L’Union a devant elle un large champ d’action et d’édification, travail qu’elle doit entamer dès aujourd’hui. Organisation populaire majeure, elle est capable de réaliser des miracles pour ce pays, pour peu qu’elle parvienne à se départir des vieilles méthodes étriquées et désuètes des partis. Les réunions tenues par les dirigeants et partisans de l’Union Nationale doivent éviter d’être consacrées à la lecture de discours dont l’inutilité et le caractère oiseux ne sont plus à démontrer. Ces réunions doivent être autant de séances de travail, servant à organiser et préparer des projets populaires constructifs. Le pays a besoin de milliers d’écoles et d’autant de kilomètres de routes carrossables. Il a besoin que l’on plante son sol de forêts, que l’on régularise le cours de ses rivières par des barrages, que l’on améliore le rendement de ses sols arables par des procédés de réhabilitation. En un mot, le pays a besoin d’édifier son indépendance, édification que seul le peuple est à même d’entreprendre, et que seule l’Union Nationale, forte de ses masses populaires, est à même de mener à bien. Or, si les masses de l’Union sont, dans toute ville, tout village et tout quartier, prêtes à assumer la responsabilité de cette édification, c’est à l’Union qu’incombe la tâche de canaliser cette force et de l’organiser. Le gouvernement, quelle que soit sa nature, restera quant à lui toujours incapable de réaliser les aspirations du peuple aussi promptement que ce dernier l’aurait voulu. Les projets du gouvernement nécessitent en effet du temps, des études, des techniciens et tout ce qui s’en suit. Ceux du peuple ne nécessitent, eux, que la mobilisation de ce dernier, tâche qui incombe à l’Union Nationale des Forces Populaires. » (Mohamed Abed al-Jabri. Al-Tahrir du 13 septembre 1959.)