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De la démocratie réaliste à l’Assemblée constituante

1- La revendication démocratique au sein de l’UNFP… et du gouvernement

Le cabinet que S.M. Mohamed V charge Abdallah Ibrahim de former est un gouvernement de coalition. Ibrahim propose au Comité exécutif du Parti de l’Istiqlal d’y participer. Celui-ci accepte d’abord, avant de se rétracter, décidant de boycotter ce gouvernement, au sein duquel des personnalités istiqlalies proches de Abdallah Ibrahim (Abderrahim Bouabid, Thami Ammar, Maati Bouabid, etc.) en côtoyaient d’autres, considérée comme neutres, voire proches du Palais. Le discours royal d’investiture stipulera que parmi les charges du nouveau gouvernement figurait celle d’organiser des élections générales « dont les résultats serviront de repères pour définir les tendances de l’opinion publique », avant de procéder à l’élection d’un Conseil national. Autrement dit, l’instauration de la démocratie représentait un élément essentiel de la tâche confiée à la nouvelle instance exécutive.

D’autre part, la décision approuvée par les « Congrès régionaux extraordinaires » – qui annonçaient, le 25 janvier 1959, la création des Fédérations indépendantes du Parti de l’Istiqlal – stipulait que ces fédérations étaient décidées à « s’organiser de manière démocratique (…) et de mobiliser les masses populaires, en vue d’entreprendre la renaissance bénie que nécessite cette étape décisive dans la marche du pays vers la réalisation des objectifs nationaux, consistant à se libérer des entraves militaires et économiques et à édifier une démocratie réaliste. »

Ce choix démocratique se confirmera dans le pacte fondateur de l’Union Nationale des Forces Populaires (6 septembre 1959). Parmi les objectifs fixés par ce pacte, figure en effet celui d’instaurer « une démocratie réaliste qui permette à tous les citoyens de participer eux-mêmes à la gestion des affaires publiques, que ce soit au niveau local ou national, dans le cadre d’une monarchie constitutionnelle sous l’égide de S.M. Mohamed V. »

Par démocratie réaliste, il fallait entendre une démocratie qui tienne compte de l’économique, du social et du politique, et qui parte de la base populaire, par opposition à la démocratie factice, qui ne s’occupe que de la distribution des sièges parlementaires parmi les acteurs politiques – entendre les partis – sans aucun égard pour la démocratie sociale, fondée sur la distribution équitable des biens et sur l’égalité des chances, et conduisant également à l’autogestion des organismes de production, etc. Cette formule, la démocratie réaliste, revenait souvent dans les propos de Abdallah Ibrahim et des dirigeants de l’Union Marocaine du Travail, ou UMT.

2- Le Conseil Consultatif : Un Conseil que nul ne regrette !

Nous avons déjà dit (volume 3, p. 46) que A. Bouabid soulignait, dans le rapport qu’il présenta au Congrès extraordinaire de l’Istiqlal en décembre 1955, la volonté de S.M. Mohamed V de « créer un Conseil consultatif qui devait se tenir à ses côtés pour l’épauler dans l’exécution de sa tâche », ajoutant : « Il est évident que ce Conseil ne sera qu’une institution transitoire, qui traduit notre intention d’emprunter sans tarder la voie de la monarchie constitutionnelle, et qui, dès que nous aurons recouvert l’intégralité de notre souveraineté nationale, devra disparaître pour céder la place à un Conseil national élu et entièrement souverain. »

Il était donc entendu que le Conseil consultatif devait voir le jour durant la période transitoire se situant entre le retour de Mohamed V, avec la constitution du premier gouvernement (décembre 1955), et la fin des négociations qui devaient aboutir à l’indépendance (mars 1956). Cette naissance ne sera pourtant annoncée que le 2 novembre 1956 – durant la crise ministérielle qui allait provoquer la chute du second gouvernement Bekkay – pour prendre la forme d’une « concession compensatrice » faite à l’Istiqlal, dont la revendication relative au gouvernement cohérent (vol. 3, pp. 45 et suiv.) n’avait pu être satisfaite. Comme l’Istiqlal disposait de la majorité absolue au sein du Conseil, les séances que tenait ce dernier ne seront pas, durant les deux premières années de son existence (fixée à trois), aussi mouvementées que celle qu’il tiendra en mars 1959 pour délibérer du projet de loi relatif au budget de cette même année. En effet, cette séance se tenait deux mois seulement après l’Intifada du 25 janvier ; la lutte était âpre entre loyalistes et dissidents. Le 4 avril, au prix de mille débats et contorsions, sera enfin voté, à l’unanimité, ledit projet de loi élaboré par A. Bouabid sous le gouvernement Ibrahim.

Cette session sera la dernière que le Conseil consultatif aura tenue.

Le lendemain, 5 avril 1959, j’étais dans mon bureau au siège de la rédaction de al-Tahrir, organe de l’UNFP, quand Ben Barka – Président du Conseil consultatif et membre du Secrétariat général de l’UNFP – fit irruption dans la pièce, me pria de le laisser seul un moment, ce que je fis, passant dans le bureau à côté. Quelque trente minutes plus tard, je l’entendis qui m’appelait. Quand je le rejoignis, il me tendit deux feuilles de papier en disant : « Lis ça ! Tu aimeras ! ».

Je parcourus le papier des yeux. Il s’agissait d’un éditorial intitulé : « Un Conseil que nul ne regrette ! », dont voici le texte, tel que publié dans al-Tahrir le 6 avril 1959 :

« Les délibérations du Conseil consultatif national, l’atmosphère qui régnait durant les dernières séances de ce Conseil, sont en soi un exemple à méditer pour toute personne douée de bon sens et mue par la volonté d’œuvrer pour le bien du pays et de la nation. Les événements que le Conseil a connus durant ces derniers jours, aussi bien que les thèses qui ont pu y être formulées, définissent la ligne séparant les forces populaires d’avec les chasseurs d’intérêts personnels, et mettent en évidence l’hostilité et le mépris dont ces derniers font preuve à l’égard des aspirations des masses populaires, et leur choix délibéré de servir leurs intérêts particuliers aux dépens de ceux de la nation.

Nous nous rappelons tous que les spéculateurs ne votaient en faveur de la volonté populaire que lorsqu’ils jugeaient que les projets soumis au vote ne nuisaient pas à leurs intérêts, intérêts qu’ils défendent au mépris de l’honneur et de la conscience, et aux dépens de tout un peuple. Les profiteurs et autres arrivistes semblent oublier que le Conseil consultatif a été créé, comme l’exprime la haute volonté royale, pour constituer un premier pas vers une vie démocratique constructive, dans le respect de l’harmonie qui de tout temps a régné entre S.M. le Roi démocratique et son peuple reconnaissant. Or, oublier cette vérité, c’est renier les principes suprêmes pour lesquels le peuple a si âprement lutté et continue à le faire.

Mais s’ils sont oublieux, le peuple, lui, ne l’est point.

Il n’oubliera pas que la majorité d’entre les membres de ce Conseil y ont été nommés, qu’ils représentent la vieille garde de l’Istiqlal, dont ils reflètent d’ailleurs la sclérose par leur comportement comme par leur ligne de pensée et leur manière d’agir, tendance réactionnaire, à l’évidence incompatible avec le courant qui anime les bases du Parti et la nation tout entière.

A trois reprises uniquement, ces profiteurs auront voté en faveur des aspirations de la nation. D’abord, pour appuyer les requêtes inspirées par l’UMT, concernant l’instauration du principe de non dépendance en matière de politique étrangère ; ensuite, pour soutenir la révolution du peuple iraqien contre le féodalisme ; enfin, pour exiger que les forces américaines évacuent le Liban et qu’elles n’utilisent point leurs bases au Maroc pour s’attaquer aux pays arabes frères. A chaque fois, ils approuveront ces requêtes car ne nuisant pas directement à leurs intérêts.

Mais en en vint-on à la nationalisation du commerce du thé, les réactionnaires s’empressent de se révéler au grand jour, servant – par leur opposition à l’une des principales revendications populaires – les intérêts des intermédiaires du colonialisme et des sociétés spéculatrices étrangères.

Il n’y a pas longtemps, ces mêmes personnes se découvraient d’ailleurs, révélant leur hostilité à la politique de libération économique, et déclarant, sans vergogne ni détour, leur mépris pour l’avenir des masses ouvrières et paysannes. Ils courent à une défaite certaine, et creusent sans le savoir leurs propres tombes. Rejetés comme ils le sont par la nation, ils n’ont aucune aide à attendre d’une presse que discrédite son long passé d’organe spécialisé dans l’imposture et la fabrication de mensonges.

Le Conseil, dont le mandat s’achève bientôt, n’est pas dans sa totalité – l’expérience l’a démontré – l’expression de la volonté du peuple : voilà pourquoi nul d’entre nous ne le regrettera jamais. Nous continuerons pour notre part à œuvrer pour l’instauration de la démocratie, certains que la vérité apparaîtra à l’issue des élections que nous voulons réellement représentatives. La sagesse, l’intelligence et l’esprit militant de notre peuple sont les meilleurs gages de ce que les réactionnaires sortiront vaincus de ces élections, et de ce que les étendards de liberté, de prospérité et de progrès, flotteront enfin sur le ciel de ce pays. »

3- La revendication relative à l’élection d’une Assemblée constituante pour élaborer un texte de Constitution

Entre avril 1959, date où expirait le mandat du Conseil national consultatif, et avril 1960, quand la campagne qui devait conduire à la chute du gouvernement Abdallah Ibrahim eut atteint son apogée, l’année qui s’écoula fut marquée notamment par l’âpre combat que l’UNFP dut livrer pour soutenir les mesures de libération économique proposées par A. Bouabid, ministre de l’Economie nationale dans le gouvernement Ibrahim (pour plus de détails, v. volume 3, pp. 77 et suiv.). Les parties hostiles à la politique de libération économique avaient en effet mobilisé tous leurs moyens pour empêcher que telles mesures fussent prises. Constatant l’échec de leur entreprise – le roi ayant entériné les mesures en question lors d’un conseil ministériel qui se tint sous sa présidence, le 16 octobre 1959 – ces ennemis de la libération, dont nous dressions le portrait dans le numéro précédent, concentrèrent leurs efforts sur un nouvel objectif : celui de convaincre le roi de démettre le gouvernement Ibrahim. C’est lorsque cet objectif se précisera, que les dirigeants de l’Union Nationale des Forces Populaires recourront à la revendication constitutionnelle ; réaction naturelle à la manœuvre de leurs adversaires, à qui le vide constitutionnel avait permis de demander le renvoi du gouvernement en dehors de tout cadre démocratique.

Le Conseil national de l’UNFP se tiendra le 3 avril 1960, sous la présidence de feu Me Bouhmidi. Prendront part aux débats MM. Ahmed Bensouda et Abdelhadi Boutaleb, tous deux membres du Secrétariat général du Parti. Passant en revue divers problèmes tant intérieurs qu’extérieurs, le communiqué du Conseil pose notamment la question de la démocratie, appelant à l’élection d’une Assemblée constituante chargée d’élaborer une Constitution pour le pays : « Constatant que le pays ne dispose actuellement – ni au niveau national, ni à l’échelle locale – d’aucune instance démocratique, le Conseil national déclare que l’expérience des quatre années qui viennent de s’écouler met en évidence l’urgence de l’instauration d’une monarchie constitutionnelle, mesure qui ne souffre plus aucun délai, dès lors que le peuple est unanime à la demander et que S.M. le Roi l’a plus d’une fois cautionnée dans ses discours.

Aussi, le Conseil national réclame-t-il l’élection immédiate d’une Assemblée constituante, pour élaborer une constitution démocratique et libératrice, considérant le peuple comme la source de tout pouvoir, et mettant un terme à la dépravation et à la corruption, tout en garantissant les libertés de base à tous les citoyens, sans distinction de croyance ni de race. »

Lors d’une audience accordée par feu Mohamed V, une délégation de l’UNFP présentera au souverain une copie des décisions prises par le Conseil.

Un langage clair, sans mystère ni équivoque…

La campagne de sensibilisation et d’explication fut lancée par le journal al-Ray al-Am, sous forme d’une série d’articles et d’essais traitant de l’Assemblée constituante, dont le commentaire que je publiai le 5 avril 1960, dans la chronique bi al-‘arabî al-fasîh (Franc-parler) :

« Le trait le plus marquant des mouvements authentiques de libération est sans doute le caractère militant de leurs objectifs et méthodes, le fait qu’ils ne comptent dans leur lutte que sur les masses populaires, et que leurs décisions et projets sont toujours intimement liés aux événements réels que connaît le pays, car s’ils s’en écartaient un tant soit peu, ils ne pourraient plus prétendre être au diapason des masses populaires, et perdraient donc tout caractère militant et libérateur. 

Une autre caractéristique des mouvements de libération authentiques est la clarté de leurs objectifs et méthodes ; clarté à laquelle ils font appel et par laquelle ils agissent et formulent leurs décisions tout autant que leurs revendications. Ayant les bases populaires pour principal appui, ces mouvements savent pertinemment que les masses ne se laissent mobiliser et guider que dans un climat de clarté absolue, seul climat où elles se sentent en confiance, et où elles peuvent s’assurer de la pertinence des slogans et des programmes de tel ou tel autre mouvement.

Il est de la nature des masses populaires d’exprimer clairement leur pensée et leurs objectifs sans craindre rien ni personne, car la pensée comme les objectifs sont issus de la réalité que ces masses vivent, et dont elles sont les seules à pouvoir vraiment juger. Fondamentalement, leur lutte a toujours pour enjeu la réalité vécue et pour but d’améliorer cette réalité.

De même, il est de la nature des forces progressistes d’être la meilleure expression de la volonté et des idéaux des masses populaires, et le meilleur guide capable pourvoir ces masses des moyens susceptibles de les aider à réaliser la volonté et à atteindre les idéaux : moyens qui ne sont autres que l’organisation, la mobilisation et l’orientation des forces que ces masses recèlent, ce qui revient à matérialiser le sens véritable de la volonté populaire.

Ce sont là des faits établis que confirment les réalités historiques, et que l’UNFP, depuis sa fondation, s’est imposé d’observer, tant au niveau de son organisation interne qu’à celui des principes démocratiques qu’elle adopte, des objectifs clairs qu’elle se fixe, et des méthodes sans détour auxquelles elle recourt pour la réalisation de ces objectifs. L’UNFP, autant que la presse qui s’exprime en son nom, étaient et sont toujours attachées à formuler clairement leurs propos, leurs décisions et leurs revendications. Aussi, lorsque l’UNFP déclare aujourd’hui que l’expérience des quatre dernières années a prouvé la nécessité de « l’élection, sur-le-champ, d’une Assemblée constituante, pour élaborer une constitution démocratique et libératrice, considérant le peuple comme la source de tout pouvoir, et mettant un terme à la pourriture et à la corruption, tout en garantissant les libertés de base à tous les citoyens, sans distinction de croyance ni de race », n’apporte-t-elle rien de nouveau, ni ne s’écarte de sa propre ligne, toujours à l’écoute des sentiments des masses populaires, sentiments qu’elle traduit dans une langue claire, sans mystère ni équivoque. Ce sont justement cette clarté des propos, cet attachement à traduire fidèlement la volonté populaire, et cette disposition à livrer bataille à chaque fois que cette clarté et cette fidélité l’exigent, qui font de l’UNFP une authentique organisation populaire, digne de son nom. »

Pourquoi une Assemblée constituante ?

Le 6 avril 1960, j’écrivais dans la même rubrique :

« La décision la plus importante du Conseil national de l’UNFP est la revendication relative à l’élection d’une Assemblée constituante, chargée d’élaborer une Constitution démocratique.

Certains parmi nos lecteurs s’interrogeront peut-être sur les raisons qui ont poussé le Conseil national de l’UNFP à revendiquer, maintenant, l’élaboration d’une Constitution ; interrogation légitime, surtout si l’on n’a pas l’habitude de suivre de près les événements et de chercher à en comprendre les causes profondes.

De fait, l’UNFP n’a pas l’habitude de lancer des slogans destinés à tromper les gens. Aussi, ne lance-t-elle un slogan que lorsqu’elle est sûre de sa pertinence et de la nécessité de ce à quoi il appelle, et qu’elle juge que les masses populaires partagent ce sentiment. Loin de tout dessein de propagande, l’UNFP, en lançant un appel, le fait en sachant que la bataille pour la réalisation d’un objectif s’engage dès l’annonce de ce dernier, et que cette bataille commence par la mobilisation des masses, afin que le slogan se réalise de la façon que le peuple aura jugée convenable. A titre d’exemple, quand l’UNFP avait lancé le slogan de la libération économique, elle avait engagé la bataille pour atteindre cet objectif qui, aujourd’hui, commence à donner ses fruits. De même, quand elle revendiqua le départ des armées étrangères cantonnées sur le sol national, elle mobilisa le peuple pour soutenir cette revendication ; grâce à ces efforts conjugués, le problème de l’évacuation est finalement posé dans son véritable cadre pratique. Aujourd’hui, en lançant la revendication constitutionnelle, l’UNFP sait qu’elle aura également à lutter pour que cette revendication soit satisfaite de la manière proposée, celle voulue par le peuple.

Mais pourquoi maintenant ? Les militants de l’UNFP connaissent bien la réponse à cette question ; réponse que nous essayerons d’exposer brièvement dans les lignes qui suivent.

Quatre années se sont écoulées depuis que le Maroc a recouvré son indépendance. Quatre années riches en expériences, mais aussi chargées d’interrogations relatives à cette indépendance, à commencer par celle-ci : l’avons-nous finalement recouvrée ou non ? Quatre années durant lesquelles l’administration est restée corrompue, le mot assainissement vidé de toute signification pratique. A plus d’une reprise, le peuple aura clamé son désir de voir l’administration assainie, débarrassée des éléments corrompus et partiaux. Puis, et à plus d’une reprise, le peuple aura demandé que les responsabilités soient définies de manière à permettre un fonctionnement cohérent et équilibré des appareils de l’Etat. L’UNFP mena, pour sa part, une campagne de presse pour l’assainissement et la réforme de l’appareil administratif, campagne qui dévoila les aberrations flagrantes dont souffrent les appareils de l’Etat, et mit à nu la corruption de l’administration. Mais parce que cette campagne révélait – au peuple et au monde entier – la réalité de cette corruption et de ces aberrations, l’organe al-Tahrir sera interdit de parution, son directeur et son rédacteur en chef arrêtés, le premier étant toujours en prison à l’heure qu’il est, le second ayant été temporairement mis en liberté à cause de son état de santé. Puis, comme si cela n’était pas suffisant, des patriotes au passé militant irréprochable seront, à la faveur de sombres complots, jetés en prison et soumis à la torture.

Tout cela, alors que le pays dispose d’un gouvernement national, où figurent des éléments dont nul ne met en doute la bonne foi ni la volonté ferme et sincère de participer à l’édification de l’indépendance ; un gouvernement national, jouissant de la confiance de S.M. le Roi, et oeuvrant en entente parfaite avec Sa Majesté pour l’édification d’un avenir meilleur. Les expériences vécues par le pays durant les premières années de l’indépendance – expériences dont les résultats sont apparus durant les derniers mois – ont démontré que les efforts déployés, tant sur le plan officiel qu’au niveau populaire, pour mettre fin à cette dépravation, ont tous été vains. La corruption ne fait que gagner en ampleur ; la police a des comportements de plus en plus provocateurs ; la vie devient de plus en plus difficile, notamment pour les plus démunis. Pis encore, la presse étrangère, toutes tendances confondues, en est arrivée à parler de la « crise de gouvernement au Maroc », certains allant jusqu’à décrire le Maroc comme étant un pays bicéphale, ayant « deux gouvernements antagonistes, dont l’un est officiel, et dont l’autre, aux desseins diamétralement opposés, travaille dans l’ombre. »

Voilà où nous en sommes arrivés ; les citoyens ont d’ailleurs pris conscience de ce drame – celui de notre pays et de notre indépendance – et se sont rendu compte que la bonne foi et la volonté sincère de quelques éléments du gouvernement sont loin d’être suffisantes pour remédier à cette situation. Les masses populaires ont compris que la réforme doit commencer par les fondations ; que le pays ne sera jamais à l’abri des complots politiques, tant que les choses demeureront telles qu’elles sont ; que même si les complots fomentés contre les nationalistes libres échouaient, et même si les comploteurs étaient réduits à se terrer à terme dans leurs repaires, rien ne garantit que d’autres complots ne seraient pas tramés ; que pour toutes ces raisons, et pour que la réforme puisse être possible, il est nécessaire d’élire sans plus tarder une Assemblée constituante, chargée d’élaborer une Constitution libératrice et démocratique, en vertu de laquelle le peuple sera considéré comme étant le détenteur et la source de tout pouvoir.

C’est ce dont les masses populaires ont pris conscience, et c’est ce qu’a souligné l’UNFP, qui puise sa force dans ces masses et qui compte sur elles pour remporter ses batailles. Consciente et convaincue – grâce à son authenticité et à sa popularité – de ce que le peuple est apte à se donner lui-même des représentants et à les charger d’élaborer une constitution, l’UNFP, ayant formulé cette revendication, est prête, s’il le faut, à livrer bataille pour la voir satisfaite. »

4- La révocation du gouvernement et la victoire électorale de l’UNFP

Au terme d’une campagne effrénée (v. volume 3, p. 106), les adversaires de l’UNFP réussiront, le 20 mai 1960 – une semaine avant les premières élections communales – à obtenir le renvoi du cabinet Ibrahim. Il était évident que l’empressement de ces adversaires à faire révoquer le gouvernement que soutenait l’UNFP, visait, entre autres objectifs, à intimider l’opinion publique marocaine, afin qu’elle n’accorde point ses voix aux candidats du Parti. Cette appréhension s’explique par les résultats des élections qui eurent lieu dans les chambres du Commerce et de l’Industrie, le 8 mai, résultats qui avaient été entièrement favorables à l’UNFP. En effet, et grâce au soutien des petits commerçants et artisans, la victoire de l’UNFP aura été éclatante dans la plupart des villes marocaines. A Casablanca, Tanger, Nador, Jadida, Settat, Chaouia, Safi et Rabat, le Parti obtint la totalité des sièges ; à Marrakech et à Meknès, il en remporta plus de 90 pour cent.

Je fis, à propos de cette victoire, un commentaire que je publiai dans la rubrique Franc-parler, et dont voici un extrait :

« (…) De là, il n’est possible de s’expliquer le succès remporté par l’UNFP à l’issue de cette expérience que sur une seule base : celle consistant à croire en la conscience, la maturité et la foi de ce peuple qui s’élève contre le culte des personnes, les titres honorifiques et autres concepts classiques désormais désuets.

Nul n’ignore que l’élite dirigeante de l’UNFP est à présent dispersée entre les geôles de la prison et les dédales de l’exil, ni que la majeure partie des leaders révolutionnaires est réduite, d’une manière ou d’une autre, au silence. Nul n’ignore que les résultats des élections dans les milieux du commerce et de l’industrie sont généralement en faveur des éléments capitalistes et réactionnaires. Nul n’ignore que les conditions semblaient ainsi être réunies pour que ces éléments rapportent là encore une victoire. Pourtant, c’est bien le contraire qui devait finalement advenir.

Pourquoi ?

Parce que c’est le peuple marocain qui imposa ces dirigeants, adoptant les candidats de l’UNFP tout en rejetant depuis un an déjà les éléments capitalistes et réactionnaires. Autrement dit, c’est le peuple qui tient consciemment les rênes de sa destinée. »

Les résultats des élections communales devaient d’ailleurs le confirmer : sans se laisser décourager par la révocation du gouvernement Ibrahim, les militants de l’UNFP se consacrèrent à la mobilisation des masses ; à l’annonce des résultats, le 30 mai, les candidats du Parti remportaient une victoire éclatante dans la plupart des villes et des villages du pays. Dans des villes comme Casablanca, Rabat, Tanger, Jadida ou encore Kenitra, la victoire sera quasi-totale. L’histoire retiendra la défaite spectaculaire que Mohamed Douiri, ministre des Finances dans le gouvernement du Prince héritier, essuya à Rabat devant le candidat de l’UNFP, Hadj Mohamed ben Allal, charbonnier de son état. Al-Tahrir soulignera cette victoire de l’homme du peuple sur Monsieur le Ministre par 374 voix contre 130.

Par ailleurs, toutes les personnalités ittihadies s’étant présentées aux élections seront élues. Citons-en A. Boutaleb, M. Hijji, Dr. Belmoukhtar, M. Bouabid, Thami Ouazzani, Abderrazzak de l’UMT, A. Chami, Hamidou al-Watani, etc. Les candidats de l’Union triompheront littéralement à Casablanca, Rabat, Kenitra, Jadida, Settat, Marrakech, Ouarzazate, Safi, Tanger, Nador, Tétouan, Ksar El Kebir, Khouribga, Souss, etc., et réaliseront de très bons scores dans les zones rurales. Il faut reconnaître que ces élections ne connurent aucune forme de falsification, ni d’intervention directe des autorités, sauf que ces dernières bénéficiaient, dans les milieux ruraux, d’une domination psychologique absolue.

Des altercations de presse éclatèrent entre l’UNFP et le Parti de l’Istiqlal, chacun des deux partis s’adjugeant la majorité. Mu par le désir de mettre un terme à ces querelles intestines, afin que nous puissions nous consacrer à nos véritables objectifs, je publiai, le 2 juin 1960, dans la rubrique Franc-parler, le mot que voici :

« Comme première expérience démocratique, les élections communales que notre pays vient de connaître se seront déroulées d’une manière digne des pays pionniers de la démocratie. Maintenant que les résultats de ces élections ont clairement établi la victoire du progressisme et la défaite sans appel des forces réactionnaires agonisantes, il est du devoir des forces populaires de se tourner vers l’édification de l’avenir du pays sur des bases démocratiques authentiques, et de notre devoir à tous de participer à la reconstruction, en accordant notre confiance aux masses populaires dont la maturité et la prise de conscience ne sont plus à prouver. Gardons-nous de tomber dans le piège des polémiques avec les réactionnaires battus, car s’engager avec eux dans ces disputes inutiles, c’est faire le plus beau des cadeaux au colonialisme, leur meilleur allié, qui n’attend que de pareilles occasions pour mieux asseoir son hégémonie.

La bataille véritable dans laquelle tous les Marocains sont appelés à s’engager, est celle du parachèvement de la libération. Voilà pourquoi il est de notre devoir à tous de concentrer nos efforts sur l’édification de notre avenir.

La victoire que nous venons aujourd’hui de remporter ne doit pas nous détourner des efforts que nous sommes appelés à fournir si nous voulons en remporter une autre demain. C’est là notre devise, et c’est ainsi que nous agirons, sûrs de nous-mêmes et de la force qui nous anime, celle d’un peuple militant et combatif. Marchons donc, forts de notre victoire acquise, confiants en notre aptitude à en remporter d’autres. »

5- Une contre-offensive évoquant l’exemple français

Devant ces succès de l’UNFP au niveau des consultations publiques, ses ennemis, Guédira en tête, s’aperçurent que si des élections pour nommer une Assemblée constituante venaient à être organisées, l’UNFP avait toutes les chances d’y remporter une victoire aussi éclatante que lors des communales, ce qui conduirait fatalement à l’élaboration d’une constitution jetant les bases d’une véritable monarchie constitutionnelle et démocratique. Aussi, s’empressèrent-ils de se lancer dans une campagne de diffamation, dont l’objectif était de convaincre feu Mohamed V qu’en réclamant l’élection d’une Assemblée constituante, l’UNFP cherchait en fait à renverser la monarchie, à l’exemple de ce qui s’était passé lors de la Révolution française, quand l’Assemblée constituante avait décrété la chute de la monarchie.

Afin de couper court à ces interprétations tendancieuses, le Comité administratif de l’UNFP décidera, lors de la réunion qu’il tint le 20 juin 1960, d’adjoindre au communiqué du Conseil national relatif à l’Assemblée constituante, un feuillet explicatif où il soulignait notamment que « le peuple marocain est prêt à élire une Assemblée constituante chargée d’élaborer une constitution démocratique dont le texte, une fois rédigé, serait soumis à l’approbation du peuple. »

La réunion se tint sous la présidence de A. Youssoufi, A. Boutaleb se chargeant de la présentation du rapport politique. Après avoir évoqué les décisions prises par l’UNFP durant la période écoulée, Boutaleb en viendra à l’essentiel : « La plus importante de ces décisions fut sans doute celle, prise par le Conseil national le 3 avril dernier, d’exiger l’élection immédiate d’une Assemblée constituante, chargée d’élaborer une constitution démocratique et libérale, en vertu de laquelle le peuple serait considéré comme étant le détenteur et la source de tout pouvoir. » Puis, évoquant la réaction du Pouvoir à ces revendications, il enchaîne en soulignant que les élections communales avaient démontré que « le peuple ayant atteint sa maturité et prouvé qu’il est prêt à élire une Assemblée constituante, il sied de procéder sans tarder à l’élection de cette Assemblée, qui aura pour charge d’élaborer un texte de constitution qui, à son tour, sera soumis à l’approbation du peuple. (…) C’est aux représentants du peuple qu’il revient d’élaborer le texte de la constitution, que nous ne voulons pas octroyée, mais acquise, parce que la constitution, en tant qu’organisation démocratique du pouvoir, est un droit sacré du peuple. Elaborée par le peuple et pour le peuple, la constitution que nous convoitons sera à même de mettre fin à la confusion et à l’anarchie qui président à la gestion des affaires publiques dans notre pays. »

Entre-temps, feu Baçri et les autres résistants avaient été libérés, après que le roi se fut aperçu de l’absurdité des accusations diffamatoires qui leur attribuaient un prétendu rôle dans quelque « complot visant à attenter à la vie du Prince héritier ». Feu Baçri entreprendra par la suite une tournée dans quelques villes du Royaume ; accueilli en héros, il prendra la parole devant des foules aussi nombreuses qu’enthousiastes. Le thème principal est la démocratie : les compétences des conseils locaux, l’appel à l’élection d’une Assemblée constituante, seront parmi les sujets les plus récurrents lors de ces meetings.

C’est également à cette époque-là que Omar Benjelloun regagnera le pays après avoir achevé ses études en France, où il militait déjà dans les rangs de la branche locale de l’UNFP. Titulaire d’une licence en droit et d’un diplôme en communications, il sera nommé adjoint du Directeur provincial des Postes à Casablanca, et ne tardera pas à établir des liens avec les syndicalistes de la place, pour devenir bientôt le moteur principal de la lutte syndicale dans le secteur postier. Il sera licencié par la suite, et se consacrera à l’action politique, à l’organisation du Parti et à la lutte contre l’appareil syndical. Nous y reviendrons d’ailleurs plus en détail dans le 5e volume de cette série.