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Pour la démocratie

A -Démocratie et liberté de presse au Maroc

1- La liberté de presse au Maroc, entre loi édictée et réalité vécue

Le 3 avril 1962, et entre autres articles parus à l’occasion de son troisième anniversaire, al-Tahrir publiera une manchette sous cet intitulé. Tout en traitant de la liberté de la presse au Maroc à partir de l’analyse critique du code organisant cette activité, l’article donnera également la réplique aux appareils de l’Etat, qui aimaient à répéter que les instances élues n’avaient pas vraiment d’importance, tant que le pays disposait, selon eux, de la liberté d’expression, âme même de la démocratie. L’article – que j’ai moi-même rédigé, le volet juridique de l’analyse ayant été contrôlé par le rédacteur en chef, Maître Abderrahmane Youssoufi – paraîtra avec deux sous-titres : « La loi : une hégémonie du ministre de l’Intérieur, et une ingérence des gouvernants dans les affaires de la Justice » ; « La réalité vécue : des opérations policières se déroulant dans le mépris le plus total de le logique et de la loi. »

Voici le texte de l’article :

« Dans leurs déclarations et commentaires, les responsables aiment à répéter, non sans fierté, que la presse au Maroc dispose d’une marge de liberté que lui envient de nombreux pays à travers le monde.

Jetons donc un regard sur le code de la presse au Maroc, et essayons d’en analyser les données théoriques et les retombées pratiques, afin que le lecteur puisse en juger par lui-même.

2- Le Dahir du 18 novembre 1958 : l’origine de la liberté de presse au Maroc

Du point de vue juridique, la liberté de presse au Maroc repose sur un dahir fondamental, celui du 18 novembre 1958, ainsi que sur celui du 29 mai 1960. Or, si le second de ces dahirs prive la presse, comme nous allons le voir, de toute sorte de liberté, le premier, de par sa formulation, vidait déjà cette liberté de tout contenu.

En effet, et tout en semblant – de prime abord, du moins – accorder à la presse une large marge de liberté, le dahir de 1958, considéré comme le statut fondamental régissant ce métier, recèle deux éléments susceptibles de permettre l’abrogation pure et simple de toute liberté prétendue.

Le premier de ces éléments est que le dahir (art. 7) délègue au ministre de l’Intérieur le pouvoir de sévir contre tout organe de presse ayant publié une matière qui, de l’avis du ministre, peut constituer une atteinte à l’ordre public.

Le second est la trop large acception qu’il accorde au terme « diffamation », lui faisant englober, dans la pratique, tous les mots de la langue susceptibles de recevoir plus d’une interprétation, qui peuvent alors tous servir de prétextes à d’éventuelles poursuites judiciaires. Autrement dit, la presse se trouve soumise à deux pouvoirs : celui de l’exécutif, par le truchement du ministre de l’Intérieur, et celui du judiciaire, qui ouvre toutes grandes ses portes devant les différentes poursuites en diffamation.

3- Une liberté de presse soumise au contrôle personnel du ministre de l’Intérieur

Comme nous l’avons dit, le dahir du 18 novembre 1958 donne au ministre de l’Intérieur le pouvoir de suspendre tout organe de presse ayant publié ce qui, aux yeux du ministre, constitue une atteinte à l’ordre public.

Or, dans ses considérations, tout comme pour les jugements qui en émanent, le ministre de l’Intérieur échappe à tout contrôle. Il est, pour ainsi dire, doté d’un pouvoir absolu en matière de saisie des publications. Autrement dit, la liberté de presse est entièrement tributaire des jugements personnels du seul ministre, qui agit indépendamment de tout pouvoir juridique, et en l’absence de toute instance représentative.

Certes, la loi prévoit le pourvoi en cassation contre les décisions du ministre ; mais à quoi la cassation peut-elle bien servir, quand la décision de la cour n’est parfois prononcée qu’au bout d’une année ?

Al-Tahrir essaya bien le recours contre la décision du ministre de l’Intérieur. La réponse des autorités judiciaires fut pour le moins déshonorante.

En effet, devant les décisions de saisie émises contre lui de manière pratiquement quotidienne, et devant le siège policier permanent dont il faisait l’objet, le journal, de guerre lasse, présentera une requête auprès de la Cour de Casablanca, contre la Province et le Directeur régional de la Sûreté nationale de la même ville. Il en fera de même auprès de la Chambre administrative près la Cour Suprême à Rabat.

Que répondront ces deux instances judiciaires ?

La première arguera de non compétence à intervenir dans les affaires administratives.

La seconde, elle, aura une réponse dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle révèle une inadmissible partialité dans les rangs de l’autorité judiciaire. Les termes mêmes de la réponse ne seront que basse calomnie à l’égard du chef du gouvernement à l’époque, notre frère Abdallah Ibrahim.

Le ministre de l’Intérieur dispose donc, à n’en point douter, d’un pouvoir absolu sur les organes de presse, étant donné qu’il ne dépend que de lui de décider si ce que publie tel journal est susceptible ou non de constituer une menace pour l’ordre public.

Comme si la suspension n’était pas suffisante, le dahir du 9 septembre 1960 vint ajouter aux prérogatives du ministre de l’Intérieur le droit de mettre un terme définitif aux activités de toute publication dont les propos auront été jugés injurieux à l’égard des Institutions religieuses et politiques du Royaume. De la simple saisie, les compétences du ministre s’en trouvaient élargies à la suspension définitive, en l’absence de tout contrôle de quelque autorité que ce soit. Ainsi, toute critique, de quelque sorte qu’elle puisse être, est susceptible d’être interprétée comme une critique politiquement tendancieuse, étant donné que nul ne saurait dire quelles sont exactement les institutions politiques et religieuses qu’il s’agit de se garder de critiquer. Le ministre de l’Intérieur étant un ministre politique, qui a nécessairement une tendance politique, ses points de vue ne sauraient être considérés comme étant politiquement neutres. Le concept de « préjudice aux Institutions politiques » peut donc facilement englober toute critique émise à l’égard de la partie politique dont se réclame le ministre – et même toute critique s’adressant à la personne du ministre lui-même…

Or, notre pays n’étant doté d’aucun parlement, d’aucune instance représentative, il est clair que l’opposition n’a d’autre moyen, pour exprimer ses points de vue, que celui offert par la presse. Cela la conduit fatalement à prendre, dans les organes s’exprimant en son nom, des positions opposées à celles du ministre de l’Intérieur, c’est à dire à celles du courant politique auquel il appartient. Cette prise de position de la part du journal ne saurait donc être interprétée comme une atteinte aux Institutions politiques. C’est pourtant ce qui malheureusement arrive et arrivera, tant que la liberté de presse restera tributaire de la volonté et des considérations personnelles du ministre de l’Intérieur, doté non seulement du pouvoir de saisir les publications, mais également de celui de les suspendre, voire les interdire, sans même avoir besoin pour ce faire de recourir à la justice.

4- Le pouvoir judiciaire et la non-indépendance de la justice

Comme nous le disions, la presse est soumise, en vertu de la loi, aux pouvoirs conjugués du ministre de l’Intérieur et de l’appareil judiciaire. Nous venons de voir combien le pouvoir conféré au ministre est arbitraire, ne dépendant que de ses seules volonté et considérations personnelles.

Le pouvoir judiciaire, lui, revêt de plus en plus les allures d’un pouvoir exécutif indirect. En effet, et depuis l’entrée en vigueur du dahir organisant la liberté de presse, les autorités judiciaires n’ont cessé de se révéler un instrument docile aux mains de l’exécutif. Pas une fois, la justice n’aura rejeté une accusation lancée par le pouvoir exécutif à l’encontre d’un organe de presse. Pas une fois, son jugement n’aura été différent de celui émis par le pouvoir exécutif. Pas une fois, elle n’osera donner aux choses des noms autres que ceux que les responsables de l’exécutif leur auront donnés. Maintes critiques sincères, se voulant constructives, mais jugées calomnieuses par les gouvernants, verront ce jugement confirmé par la justice, au mépris de toutes les opinions des juristes n’y voyant rien d’autre qu’une simple critique.

En agissant ainsi, l’appareil judiciaire prouve qu’il est loin d’être dépendant. De cela, le Président de la Cour suprême a d’ailleurs lui-même – devant le chef de l’Etat et devant le monde entier – fourni la preuve, comme il a fourni la preuve des abus dont l’exécutif se rend coupable. Les fameuses dispositions boucettaouies (en référence à M. M’hammed Boucetta, alors ministre de la Justice) suffisent à elles seules à prouver cette non-indépendance.

Avant donc que de s’interroger sur la liberté de presse au Maroc, il siérait peut-être de se demander d’abord si la justice, dans notre pays, jouit elle-même d’indépendance.

5- Les stratagèmes de l’exécutif

Par ailleurs, le pouvoir exécutif recourt à des manœuvres destinées à lui faire obtenir les jugements qu’il désire avoir. C’est ainsi que deux procès – l’un concernant l’Armée royale et l’autre le département de l’Enseignement – intentés contre ce journal par le pouvoir exécutif devant le tribunal de Casablanca, furent soudains retirés à cette cour, qui aurait déçu par ses décisions, pour être confiés au tribunal de Rabat, alors que al-Tahrir, comme chacun le sait, paraît à Casablanca, non à Rabat. Bien-entendu, le journal étant distribué partout dans le pays, un procès en diffamation peut éventuellement être intenté contre lui dans n’importe quelle ville du Royaume ; mais le fait de retirer un dossier à un tribunal pour le confier à un autre ne peut s’expliquer que par le fait que le jugement rendu par le premier n’aurait pas satisfait les gouvernants.

Plus encore, jugeant – au terme du procès intenté contre notre journal dans l’affaire de Settat – que le tribunal de Rabat ne pouvait plus assumer les nombreuses et lourdes condamnations qu’il exigeait de lui, le pouvoir exécutif se tournera à nouveau vers celui de Casablanca, mais seulement après que les dispositions boucettaouies auront « assaini » ce dernier. C’est ainsi que le journal attend de comparaître à nouveau, le 15 avril courant, devant le tribunal de Casablanca.

Face à cette dépendance de la justice et cette hégémonie du ministre de l’Intérieur, la liberté de presse n’est plus qu’un mot creux, dénué de tout sens. Quant aux procès intentés contre les organes de presse, ils ont de plus en plus l’air de mauvaises comédies. Voilà pourquoi notre journal a fini par décider de ne plus comparaître dans les procès intentés par le pouvoir exécutif, ce qui fut d’ailleurs le cas lors de l’affaire du projet de Safi.

6- Cinq jours pour l’accusé, et une éternité pour le plaignant !

Pis encore, la loi elle-même tend à défavoriser le mis en cause dans une affaire de diffamation : contre les cinq jours impartis au journal pour fournir les preuves étayant ses dires, le plaignant dispose d’un délai illimité pour récuser les preuves fournies par le journal. Inspiré de la loi française, le code pénal marocain a été cependant intentionnellement remanié à l’avantage du plaignant, étant donné que les deux parties disposent, aux termes de la loi française, de la même durée de cinq jours, pour étayer comme pour récuser.

Deux pouvoirs exécutifs !

Voilà encore un phénomène étrange : parfois, les agents de police montant la garde devant le local du journal donnaient leur aval pour la distribution. Mais bien souvent, après que le numéro paraissait, le ministre de l’Intérieur, jugeant qu’il contenait quelque propos « injurieux », entamait un procès sur la base d’un sujet que la police avait auparavant jugé publiable ! En retour, il arrivait – comble du ridicule – que le numéro fût saisi avant même d’avoir été mis sous presse ! Comment expliquer cette absurdité, quand on sait que le ministre a le droit de faire saisir le numéro – s’il en décide ainsi – après l’avoir lu, non avant ?

Cela prouve en outre que les services de police et ceux relevant du ministre de l’Intérieur agissent indépendamment les uns des autres. En conséquence, la presse fait face à deux pouvoirs exécutifs différents : celui de la police, n’obéissant qu’au seul impératif arbitraire policier, et celui du ministre, régi par la loi (Article 77). Autrement dit, il s’agit là, non d’une seule et simple, mais plutôt d’une double contrainte arbitraire !

Par ailleurs, le Code de la presse ne mentionne que des infractions et des délits, jamais de crime, étant donné qu’un journal, n’ayant d’autre arme que les mots, ne saurait commettre de crime à proprement parler. Le pouvoir exécutif trouve pourtant le moyen de faire endosser des crimes à la presse. Notre directeur, ainsi que notre rédacteur en chef, ont été arrêtés et traduits en criminelle pour des articles parus dans les colonnes du journal, et donc en vertu du Code de la presse qui, nous l’avons dit, ne fait point mention de crime ! Le pouvoir exécutif a même réussi à trouver des juges pour faire arrêter Baçri et Youssoufi sur la base de telles iniquités. D’ailleurs, le tribunal, ne pouvant leur adresser aucune accusation, et ne réussissant donc pas à les faire passer en jugement, les gardera en détention jusqu’à ce que, le pouvoir exécutif l’ayant enfin ordonné, l’on finît par les relâcher, ce qui sera fait d’une manière pour le moins aussi arbitraire que l’avait été leur arrestation. Feu Baçri refusera de quitter la prison, exigeant d’être jugé ; la justice n’en exécutera pas moins l’ordre du pouvoir exécutif, en ordonnant sa libération, ou plutôt son expulsion de prison !

Est-il besoin d’en dire plus pour établir que la justice est loin d’être indépendante…

7- Peut-on, après cela, parler de liberté de presse au Maroc ?

Face à l’inadmissible pouvoir conféré au ministre de l’Intérieur, lui permettant de saisir et de suspendre les publications ; face à la soumission du judiciaire à l’exécutif, et à l’absence de toute institution représentative au sein de laquelle l’opposition aurait pu s’exprimer, peut-on prétendre que la presse dispose au Maroc de la moindre marge de liberté ? Comment cela saurait-il être, quand le seul moyen de survie pour la presse consiste à ne jamais déplaire aux gouvernants, c’est à dire à taire tout simplement la voix de l’opposition ?

Une application partiale de la loi

Par ailleurs, le Code de presse ne s’applique qu’aux journaux s’exprimant au nom de l’opposition. Jamais le pouvoir exécutif ne poursuivra en justice aucun de ses propres organes, même quand il leur arrivera de publier une matière qui aurait certainement valu à al-Tahrir un procès retentissant. Plus encore, l’existence même de journaux comme Le Petit Marocain et La Vigie est illégale ; si l’article 12 du code de la presse leur était appliqué, ces deux publications auraient automatiquement disparu, leurs propriétaires n’étant pas marocains. Elles continuent pourtant à paraître en toute quiétude, grâce à la docilité dont elles font preuve vis-à-vis des gouvernants. L’une d’elles ose-t-elle leur déplaire, elle « écope » une suspension d’un jour ou deux, avant d’être à nouveau autorisée à reparaître.

La liberté de presse au Maroc est donc et restera un mythe, tant qu’aucune réalité tangible ne viendra confirmer le contraire. Pourtant, malgré les procès, les amendes et les mille et un visages de l’arbitraire, al-Tahrir s’est imposé et continue à le faire, fier de n’avoir, à ce jour, jamais fait l’objet d’une seule poursuite engagée par un citoyen. Personne, hormis les représentants de l’Etat, n’a jamais poursuivi al-Tahrir en diffamation, alors que la loi, comme chacun sait, est aussi faite pour protéger les citoyens, non seulement l’Etat. N’est-ce pas là une preuve que les poursuites dont ce journal a jusqu’ici fait l’objet ont toutes été, dans le fond, des procès politiques, intentés par l’Etat sous le camouflage de la diffamation, camouflage qui désormais s’avère insuffisant à masquer la réalité éclatante, celle du pouvoir personnel qui sévit dans ce pays. »

B- Elimination de l’opposition d’abord…!

Nous continuerons, après cet article, à faire face à la campagne de mystification antidémocratique que le pouvoir personnel menait – par le biais de la radio nationale et des journaux de Ahmed Alaoui – en réaction à notre dénonciation de ce pouvoir.

1- Liquider les démocrates avant de procéder aux élections !

C’est ainsi que je publiai, le 19 avril 1962, dans la rubrique Bonjour, l’article suivant, signé Issam :

« Pourquoi les gouvernants tergiversent-ils quand il s’agit de donner la parole au peuple ? Pourquoi constate-t-on cet empressement de certains à déformer le concept de démocratie ? Pourquoi les gouvernants s’obstinent-ils à ne point donner leur aval à l’institution d’une Assemblée constituante, chargée de mettre au point une Constitution en vertu de laquelle le peuple serait la source de toute souveraineté ?

La liste des pourquoi ? s’allongerait à n’en point finir si l’on voulait passer en revue tous les comportements désolants adoptés par les responsables. Aussi, nous limiterons-nous à la seule question qui nous intéresse pour le moment : celle de la démocratie.

Les complots qui se fomentent dans le climat discret et feutré des bureaux luxueux, et dont on compte nous surprendre et surprendre le peuple tout entier, visent à long terme à accorder la démocratie aux non-démocrates.

Un plan puéril que fomentent les gouvernants, consistant à temporiser, en attendant que l’on en ait fini avec les fomenteurs de trouble, pour s’attaquer enfin à l’édification de la « véritable » démocratie. Autrement dit, éliminer les vrais démocrates, avant de procéder aux élections et à l’élaboration de la constitution.

Les gouvernants – et avec eux leurs sbires et collaborateurs – sont en effet persuadés que si des élections législatives venaient à avoir lieu, elles conduiraient au parlement des éléments dont on ne pourrait pas attendre qu’ils se fassent les complices de ceux qui se jouent des intérêts du peuple marocain. Il faut donc, à leur sens, commencer par éliminer ces éléments, afin qu’il ne reste plus personne sur la place, hormis les profiteurs et arrivistes qui, à la faveur des « oui, Messire », distribués à droite et à gauche, servent leurs sombres desseins. Alors seulement, le climat sera propice à l’instauration d’une démocratie du genre que connurent par le passé d’autres pays frères : une démocratie factice, destinée à servir de moyen pour mieux exploiter le peuple et mieux l’abrutir, afin d’en faire une monture docile aux mains des seigneurs féodaux, des idoles et des demi-dieux.

Cette idée est étrangement identique à celle qui animait les autorités coloniales lorsqu’elles avaient projeté de décimer le Mouvement national. Juin, aussi bien que Guillaume ou encore Boniface, pensaient en effet, eux aussi, qu’il suffisait de faire arrêter un nombre limité de personnes, pour que disparût la flamme de la révolution.

Tout comme elle l’a enseigné aux colonialistes d’hier, l’expérience montrera aujourd’hui l’inexactitude des calculs que font les suppôts du féodalisme, les réactionnaires et les chasseurs de postes, car notre peuple saura toujours trouver en son propre sein des leaders qui dirigeront chaque étape de sa longue lutte.

Qu’ils sachent donc dès à présent que l’espoir qu’ils caressent, de pouvoir un jour éliminer le courant démocratique authentique, est voué à la plus amère déception. »

2- Une démocratie que l’on falsifie, et une histoire qui se répète…

Le 20 avril 1962, j’écrivais, sous la même rubrique :

« Quand nous parlons de complots tramés contre la démocratie, nous pesons bien les mots, car tous les signes qui paraissent à l’horizon de la scène politique semblent confirmer l’hypothèse d’une telle conspiration.

Et quand nous comparons la conspiration qui se trame au Maroc en 1962 à celle que le pays avait connue il y a dix ans, ce n’est point que nous nous laissions aller à quelque élan sentimental, ni que nous trouvions quelque plaisir à établir une telle comparaison, mais bien parce que la situation que connaît notre pays aujourd’hui ne diffère que de peu de celle qui y régnait en 1952.

A cette époque, en effet, le général Guillaume ayant levé la censure qui jusque-là jugulait la presse, des journaux nouveaux avaient fait leur apparition, tels al-Qiyyama, al-Widad, al-Mitraqa, al-Aazima, etc. Des partis nouveaux avaient également vu le jour, comme le Parti du Peuple, ou encore le Parti Islamique, etc. Bien évidemment, le but qu’escomptait le Résident général de cette ouverture soudaine n’était point de donner au peuple l’occasion de s’exprimer, mais bien de créer une atmosphère propice, afin de mieux assener ses coups aux patriotes authentiques et sincères.

C’est exactement ce qui se passe dans notre pays aujourd’hui. Ces beaux discours sur la démocratie, cette tolérance envers les journaux et ces privilèges accordés à certaines publications et certaines formations politiques, ne sont qu’une fidèle reproduction du plan jadis adopté par les autorités coloniales, à cette différence près que la démocratie est aujourd’hui également évoquée en relation avec le remaniement gouvernemental projeté.

Voilà pourquoi il est nécessaire de se représenter que la personne proposée pour le poste du ministre de l’Intérieur est connue pour être proche du Parti de l’Istiqlal – mais également pour n’avoir aucun savoir-faire, et pour être habituée à se laisser guider par les élans de la jeunesse plutôt que par les préceptes de la sagesse et de la raison – pour comprendre pourquoi les propos tenus par al-Alam et par la radio nationale concordent si bien sur le sujet de la démocratie, et pourquoi ces deux organes font preuve de tant d’irritabilité à nous entendre faire part de nos soupçons et craintes quant à la démocratie du pouvoir. Nous ne pouvons que nous affliger de ce que, parmi les adeptes du pouvoir personnel, figurent aujourd’hui des amis de naguère qui, comme nous, avaient vécu l’expérience de Guillaume en 1952, et qui, dans leur propre âme et conscience, savent pertinemment que la prolifération des publications et des partis et formations politiques n’avait alors point été permise dans le dessein d’élargir le champ des libertés, mais bel et bien dans celui de disséminer les voix nationales au milieu d’un vacarme assourdissant… Nous ne pouvons que nous affliger de voir ces camarades d’hier immoler les principes – naguère si âprement défendus – sur l’autel des intérêts personnels étriqués.

S’ils se refusent donc à tirer enseignement de l’expérience de falsification de la démocratie que nous vécûmes ensemble en 1952, qu’ils sachent que, pour notre part, nous ne nous laisserons point duper, car nous avons su tirer de l’expérience des leçons qui nous serviront à vaincre tous les complots fomentés contre la démocratie. »

3- Le fin mot en matière de démocratie

Après ces deux articles, et devant l’obstination de la radio nationale et de la presse gouvernementale à continuer leur campagne contre la démocratie, je jugeai qu’il était nécessaire de donner la réplique avec une série d’articles destinés à faire prendre conscience aux masses populaires et aux militants de l’UNFP, de la véritable nature de la démocratie. D’où cette série d’articles, que nous publions ci-dessous.

Calomnier la démocratie, pour mieux l’attaquer

Le premier, dont voici le texte, paraîtra le 20 avril 1962, sous l’intitulé « Calomnier la démocratie, pour mieux l’attaquer ! Démocratie = gouvernement du peuple par le peuple » :

« Notre pays connaît ces derniers jours une véritable campagne de diffamation contre la démocratie. Les initiateurs de cette campagne – qui ne sont autres que le pouvoir et ses différents appareils – ne pouvant s’attaquer directement à la démocratie en tant que concept défini, recourent à la mystification en déformant le concept lui-même, afin de pouvoir impunément l’attaquer.

Mais avant que de mettre à nu ces tentatives de déformation – d’autant plus grave que concertée – de la démocratie, enquérons-nous d’abord des raisons véritables qui résident derrière la campagne aujourd’hui menée contre ce principe de gouvernement, et qui font se mobiliser l’Etat, avec ses ministères et sa radio, pour donner des discours destinés à le déformer et faire croire aux masses populaires que la démocratie est autre chose que ce qu’elles avaient jusqu’ici imaginé.

La réponse à cette question vient tout aisément à l’esprit quand on se représente que le premier semestre vient pratiquement de s’écouler de cette fameuse année 1962, dont on avait pourtant promis qu’elle serait celle de la Constitution et des instances représentatives. Le défunt roi Mohamed V avait en effet promis – le jour où on avait réussi à le faire s’engager dans la regrettable expérience du pouvoir personnel – de doter le pays d’institutions représentatives en cette même année. A son tour, le Roi actuel devait, à l’occasion de maints discours et déclarations, confirmer cette promesse, en déclarant solennellement qu’avant la fin de l’année 1962, le pays serait doté d’une Constitution et d’instances représentatives. A quelques mois du délai fixé, nous ne sommes pas plus près de la démocratie ni de la constitution, et l’Etat ne l’est pas davantage d’honorer la promesse – pourtant solennelle – du roi défunt et de son successeur, le roi Hassan II.

Avant l’opération qui devait lui être fatale, le défunt roi escomptait bien, une fois sorti de clinique, de revenir vers peuple et d’annuler l’expérience du pouvoir personnel où il avait, presque à son insu, été introduit. Mais il apparut clairement que les promesses données dans les jours qui suivirent le décès du regretté souverain, n’étaient que leurre destiné à en faire accroire, relativement à quelque prétendue fidélité de ceux qui tiennent aujourd’hui les rênes du pouvoir, aux principes de feu Mohamed V et à ses promesses. Chacun se souvient d’ailleurs combien, lors de la campagne qui eut alors lieu, les promesses étaient distribuées sans compter.

Mais la réalité que nulle propagande ne saurer masquer, c’est que les gouvernants, plongés comme ils le sont dans l’expérience d’un pouvoir personnel qu’ils ne cessent chaque jour de renforcer, ne comptent point instaurer dans le pays une démocratie véritable, fondée sur des institutions représentatives. La raison en est simple : la démocratie est incompatible avec leur réalité et leur façon de gouverner, ainsi qu’avec leurs considérables – et combien nombreux ! – intérêts personnels.

Aussi, parler de la démocratie aujourd’hui en essayant d’en déformer le sens, n’est-il qu’un stratagème destiné à couvrir la trahison vis-à-vis de feu Mohamed V et de la promesse qu’il s’était pourtant solennellement donnée à lui même et à son peuple, et à justifier le manquement du pouvoir actuel à la parole que lui-même donnait à ses débuts, lorsqu’il affirmait l’engagement du successeur de feu Mohamed V à honorer les promesses faites par le défunt souverain.

C’est seulement à la lumière de ces données qu’il faut essayer de comprendre pourquoi la démocratie fait l’objet d’une telle campagne de déformation et de diffamation.

A présent que nous connaissons les mobiles des attaques lancées par les gouvernants contre la démocratie, occupons-nous de mettre à nu quelques aspects de la déformation puérile à laquelle recourent certains esprits faibles dans ce pays.

Leur stratagème consiste à asseoir sur des fondements modifiables à volonté la démocratie qu’ils proposent. Ainsi, ils diront que le Maroc connaît une démocratie « véritable », étant donné que la démocratie, en fin de compte, n’est autre que l’existence et la protection des libertés publiques, dont la plus fondamentale, celle de l’expression, est largement garantie au Maroc. Ils diront également que la démocratie, c’est assurer du pain aux affamés, que tout le reste – entendre les élections et les institutions représentatives – n’est que pure fiction théorique ; que la démocratie a un fond et une forme, et que la forme, telles les élections et les institutions représentatives, existe bel et bien dans de nombreux pays du monde, où sévissent pourtant féodalisme et injustice, alors que le fond de la démocratie, consistant en la liberté d’expression, est « garanti » au Maroc. Ils en diront tant et même davantage, donneront mille interprétations similaires qui, tout en soulignant certes quelques aspects de la démocratie, sont en fait destinés à persuader les gens que c’est là toute la démocratie.

Les gouvernants – nous en sommes intimement persuadés – savent pertinemment qu’ils ne disent point la vérité, que par leurs efforts, ils ne tendent qu’à déformer la réalité des choses. Mais comme ils semblent vouloir sciemment ignorer cette vérité à l’instar de tout ce qu’ils savent déjà, nous allons considérer que ce sont là des analphabètes incultes et ignorants, et nous efforcer de leur expliquer ce qu’est la démocratie, et ce qu’en sont les fond, forme, objectif et finalité.

Qu’est-ce donc que la démocratie ?

De par son étymologie, le mot, repris du grec dêmokratia, signifie le gouvernement du peuple par lui-même. Or, un peuple étant constitué normalement d’un assez grand nombre de personnes, il va de soi que, du point de vue pratique, ce gouvernement ne puisse s’exercer que par le truchement d’élections libres et directes, au terme desquelles le peuple se donne des représentants à qui il délègue le pouvoir de le gouverner en son nom et sous son contrôle permanent. La démocratie signifie donc que le peuple se choisit lui-même ses propres gouvernants, dont il contrôle, dirige et juge les actions. Pour parvenir à un tel état de choses, il est nécessaire de procéder à des élections visant à constituer un parlement dont émane un gouvernement qui dirige les affaires du pays. Ainsi, en contrôlant le parlement qui, à son tour, contrôle l’action du gouvernement, le peuple se gouverne lui-même. Il reste à définir les bases sur lesquelles le parlement sera élu et le gouvernement formé, ainsi que la manière selon laquelle seront régies les relations entre les différents appareils du pouvoir. Ce sont là des lois fondamentales que le peuple est seul à être habilité à se donner, à travers l’élection de personnes à qui il délègue cette charge consistant à promulguer les lois de gouvernement, ce qui revient à élaborer un texte de constitution. C’est là l’objet de nos revendications relatives à l’élection d’une Assemblée constituante.

Aussi, pour qu’il y ait démocratie, c’est à dire, pour que le Maroc puisse se gouverner lui-même, faudra-t-il d’abord que le peuple marocain élise une Assemblée constituante qui élabore un texte de constitution, afin que soit possible l’élection d’un parlement, qui formera à son tour un gouvernement dont il contrôlera et dirigera l’action. C’est de cette façon que la démocratie retrouve son sens véritable, celui du gouvernement du peuple par le peuple. Inutile de dire que le peuple saura alors se doter des libertés nécessaires, bâtir l’avenir de son pays comme lui le veut, non les gouvernants, et se donner lui-même pain, couverture et savoir.

Mais les gouvernants ignorent-ils vraiment ces réalités premières ?

Certainement pas. Ils ne les savent que trop. S’ils craignent tant la démocratie, c’est justement qu’ils savent que si la parole était donnée au peuple, ils ne seraient point choisis, et ne seraient donc plus gouvernants !

De fait, ces craintes sont bien fondées. N’a-t-on pas vu, en effet, le ministre des Finances se faire refuser lors des élections communales, une confiance que le peuple accorda à un simple charbonnier ? Le ministre du Travail et des Affaires sociales ne s’est-il pas présenté, lui aussi, aux élections, pour se faire battre par un candidat qui n’était ni ministre, ni membre du gouvernement ? Quant à M. Ahmed Alaoui, qui conduit l’actuelle campagne contre le principe des élections, nous sommes persuadés que s’il se présentait à ces élections, le peuple lui préférerait le dernier des vendeurs d’eau ou des cireurs de chaussures ! Il en va de même de Allal, le leader et guide, qui – sachant pertinemment qu’il se ferait battre aux élections, même s’il se présentait au sein de sa propre circonscription – a préféré le poste de Président du fameux « Conseil constitutionnel », se tenant ainsi, avec ceux qui ont été nommés avec lui, aux côtés d’ennemis traditionnels, dont certains peuvent se targuer de précédents mémorables contre le Mouvement national à la tête duquel le leader trônait un jour. Mais s’il a accepté de descendre aussi bas, c’est parce qu’il sait avoir désormais perdu la confiance du peuple, pour qui rien de ses déviations n’est plus secret. D’ailleurs, ce Conseil désigné mourra avant même que d’être vraiment né, et son président restera sans rien avoir à présider, jusqu’à ce que lui soit offerte l’opportunité – qu’il ne refusera point – d’avoir un poste de ministre sans portefeuille, dans un gouvernement où des départements importants sont confiés à des gens qui, naguère, figuraient parmi ses pires ennemis.…

En un mot, ceux qui s’emploient aujourd’hui à déformer le visage de la vraie démocratie, le font parce qu’ils savent que si la parole était donnée au peuple, ils cesseraient aussitôt de trôner sur leurs sièges de gouvernants.

Voilà pour les individus.

Concernant les partis politiques qui s’acharnent contre la démocratie, ou qui ne s’en montrent pas d’ardents défenseurs, ce ne sont en réalité que des partis/individus, sans aucune base populaire ; il suffirait que de simples élections générales aient lieu, pour que leur réalité soit dévoilée, et pour que les leaders qui sont à leur tête se retrouvent seuls. Il fallait donc s’attendre à ce que ces partis fussent opposés à toute idée d’élections.

Quant à l’Etat, il faudrait de longues pages pour en parler.

Nous reviendrons d’ailleurs peut-être sur ce sujet pour montrer pourquoi l’Etat – celui du pouvoir personnel – craint tant la démocratie véritable, dont les élections constituent la méthode et le fondement.

- « De la démocratie factice au pouvoir personnel »

C’est sous cet intitulé que le second article paraîtra, le 22 avril 1962, avec en sous-titre : « L’Etat et la démocratie ».

En voici le texte :

« Dans un article précédent, nous parlions de la campagne de dénigrement et de déformation que certains individus au sein de l’Etat mènent contre la démocratie, et des mystifications et stratagèmes dont ils usent pour faire croire au peuple que la démocratie est telle qu’ils la lui présentent, non comme elle est en réalité et comme lui la conçoit. Nous avons ainsi pu mettre à nu les mobiles de cette campagne acharnée – lancée aujourd’hui, alors que nous sommes pratiquement à la moitié de cette fameuse année 1962, pourtant proclamée comme devant être celle de la Constitution et des instances représentatives – et avons montré les raisons pour lesquelles les individus/ministres s’acharnent contre cette démocratie tellement redoutée par les individus/partis.

Il nous reste à présent à éclairer la position de l’Etat vis-à-vis de la démocratie, et à percer les motifs de la campagne de mystification qu’il mène contre elle à travers les ondes de la Radio du Royaume du Maroc, son porte-parole officiel.

Quelle attitude l’Etat adopte-t-il donc vis-à-vis de la démocratie ?

Par « démocratie », nous entendons le sens véritable du terme, celui-là même que nous lui donnions dans l’article précédent, c’est à dire le gouvernement du peuple par le peuple.

Prise en ligne de compte, et comparée à la réalité vécue dans notre pays, cette vérité nous dispense de toute réponse à la question que nous posons. Cependant, et comme les campagnes de mystification s’obstinent à perdurer, nous jugeons nécessaire de procéder à quelques mises au point, sachant bien que l’expérience vécue nous en dispense en le prouvant chaque jour que Dieu fait.

Ce ne serait point exagérer que de dire que l’Etat marocain, en la personne des gouvernants, est aujourd’hui antidémocratique autant par la forme que par le fond, et que le régime en place et la manière dont le pays est gouverné le sont également. Le régime revêt en effet tous les jours davantage les traits d’un pouvoir personnel. Les jours qui passent révèlent de plus en plus l’hostilité que l’Etat manifeste vis-à-vis de la démocratie et la crainte que celle-ci lui inspire.

Au lendemain de l’indépendance, le Maroc jouissait d’un régime quasi-démocratique, au regard du peu de temps qui jusqu’alors avait été imparti à cette première étape de démocratisation.

Le pays était en effet doté d’un Conseil national consultatif dont les membres, quoique désignés, pouvaient à juste titre prétendre représenter quelques courants de l’opinion publique. Bien que ne disposant d’aucun pouvoir auprès des gouvernants, ce Conseil constituait néanmoins une tribune grâce à laquelle certains secteurs populaires pouvaient faire entendre leur point de vue concernant les affaires nationales, tels le budget public et la politique extérieure.

De plus, les gouvernants avaient coutume de ne jamais prendre de décision concernant les affaires nationales sans procéder auparavant à des consultations avec les instances politiques, syndicales et professionnelles. Prises ou non en ligne de compte, les opinions exposées lors de ces consultations n’en constituaient pas moins un signe de considération, une sorte d’hommage rendu au peuple et à ses représentants. Par ailleurs, le gouvernement était habituellement formé au sein des instances et partis politiques ; son chef, autant que les ministres le composant, étaient des personnes politiques, représentant des courants et pensées politiques – quelles qu’en soient la valeur représentative et la tendance idéologique respectives. Plus important encore, le Chef de l’Etat, n’étant pas chef du gouvernement, restait – du point de vue formel, pour le moins – en dehors des courants politiques comme des penchants idéologiques.

Du point de vue de la forme, l’on pouvait donc parler de démocratie. Il ne restait plus qu’à compléter le volet pratique, consistant à définir les compétences et responsabilités, ce qui évidemment ne pouvait se faire en l’absence d’une constitution qui, élaborée selon la volonté populaire, aurait permis aux événements de prendre leur cours naturel. Ce ne fut malheureusement pas le cas ; au lieu de voir le pays cheminer vers la démocratie en en concrétisant le côté pratique, on verra les portes du Conseil consultatif se fermer, les consultations avec les partis politiques cesser, et le Premier ministre politique se faire révoquer pour céder sa place au Chef de l’Etat, devenu également chef du gouvernement.

Plus encore, un plan se précise de jour en jour, visant à extirper les souches de la démocratie, et ce même aux niveaux provincial et local. C’est ainsi que de nombreux gouverneurs, caïds et pachas, seront révoqués, pour être remplacés par d’autres à qui le pouvoir personnel peut mieux se fier. De nombreux individus ayants de lourds antécédents contre la Patrie et le Trône se verront ainsi octroyer des postes parfois plus importants que ceux dont ils étaient nantis du temps du protectorat. Par la même occasion, une sorte de coup d’Etat secret s’opérera, au terme duquel des militaires se trouveront à la tête de certaines provinces : des militaires en qui, évidemment, le pouvoir personnel peut également avoir confiance.

Feu Mohamed V avait promis, lors de l’investiture du gouvernement Ibrahim, de procéder sans délai à des élections communales, première étape vers l’organisation d’élections législatives. A cette occasion, le défunt souverain avait annoncé que le gouvernement Ibrahim aurait la charge de procéder à la préparation de ces élections, tâche dont le gouvernement s’acquittera d’ailleurs, préparant et organisant de manière très convenable les premières élections de l’ère de l’indépendance. Cependant, et au lieu de définir les compétences des instances – pourtant locales – issues de ces élections, l’Etat préfèrera attendre l’annonce des résultats. Plus encore, le cabinet Ibrahim, qui incarnait la volonté populaire de libération, sera renvoyé dès que paraîtront les résultats des élections des Chambres du Commerce, lesdits résultats ayant déçu les attentes des gouvernants. Ainsi sera révoqué le gouvernement qui jouissait du soutien populaire, soutien que viendront d’ailleurs prouver, bien après cette révocation, les résultats des élections communales.

Le dahir organisant et définissant les compétences des conseils communaux ne sera donc promulgué qu’une fois annoncés les résultats des élections. Quand il paraîtra, ce sera pour restreindre au maximum la liberté d’action des représentants du peuple. Voilà pourquoi tous les élus, toutes tendances confondues, en revendiquèrent l’abrogation.

Face aux pressions de l’opinion publique, et afin de donner plus de crédibilité auprès du public à la campagne de propagande qui avait suivi le décès de son père, le roi actuel avait annoncé son intention d’ordonner un élargissement des compétences des conseils communaux, annonce qui restera – comme tant d’autres promesses de circonstance – sans suite. Une année entière s’est en effet écoulée depuis que cette promesse avait été formulée, sans que rien ne pointe à l’horizon qui semblât pouvoir en faire espérer la réalisation. Inutile évidemment de parler de la Constitution et des élections générales…

Feu Mohamed V avait donné sa promesse solennelle qu’avant la fin de l’année 1962 le Maroc serait doté d’une Constitution et d’instances représentatives. Mais au moment même où les masses populaires revendiquaient que l’on procédât à l’élection d’une Assemblée constituante, l’Etat choisissait de défier la volonté du peuple, en désignant lui-même des personnes qu’il nommait « membres du Conseil constitutionnel ». Le stratagème, comme chacun le sait, échouera ; ledit Conseil éclatera, exhalant une odeur nauséabonde que la brise atlantique elle-même n’a encore réussi à dissiper du ciel de la capitale.

Nul n’oserait aujourd’hui – cela va de soi – s’acharner ouvertement sur la démocratie, à moins de choisir d’être la risée du monde. Il est cependant de nombreux moyens détournés de s’y attaquer, comme celui de la déformer et d’en remettre en question le sens et la portée. Cette stratégie consiste à évoquer des expériences de pays dotés d’une constitution et d’un parlement, mais vivant sous la tyrannie, à répéter que le pain passe avant les élections, et que la démocratie « pratique », consistant en la liberté d’expression et la liberté de constitution des partis politiques, est bien meilleure que la démocratie « de façade » (entendre : les élections et la constitution), ainsi que d’autres allégations auxquelles nous reviendrons pour les récuser une à une. »

- Qui avait élaboré la Constitution égyptienne d’avant la révolution ?

Le troisième article de la série paraîtra le 24 avril, sous un double intitulé : « Avant que de critiquer la Constitution égyptienne, il faut d’abord se demander qui l’avait élaborée. La seule liberté d’expression existant au Maroc est bien celle accordée aux commentateurs de la radio de couvrir d’injures le peuple et ses représentants authentiques. »

En voici le texte :

« Dans un article précédent, où nous évoquions la réalité marocaine – réalité de soumission au pouvoir personnel direct – nous disions que cette tendance devenait tous les jours plus marquée, et rappelions qu’au lendemain de l’indépendance, notre pays jouissait de quelques aspects formels de la démocratie, tels le Conseil consultatif, et tel le soin qu’avaient les gouvernants de s’enquérir de l’avis des partis politiques. Pour finir, nous avions souligné quelques-uns des arguments auxquels s’appuient les gouvernants dans la campagne qu’ils mènent contre la démocratie.

Quels sont donc ces arguments ?

D’abord, ils prétendent que ni les conseils représentatifs, ni la constitution, ne sont des conditions à la démocratie, que de nombreux pays qui possédaient bien ces institutions, vivaient pourtant sous l’arbitraire et la répression. Le meilleur exemple, enchaînent-ils, est celui de l’Egypte d’avant la révolution, où ni le parlement, ni la constitution, ni les élections générales, n’empêchaient le peuple d’avoir faim, ni les gouvernants de se comporter en véritable tyrans, ni la presse d’être jugulée.

Voilà ce que les gouvernants marocains se plaisent aujourd’hui à répéter, par le truchement de la radio d’Etat. Il est bien évidemment clair que cet exemple est destiné à semer le doute dans l’esprit du public quant à la réalité de la démocratie et à l’utilité des institutions représentatives, tout comme il est clair que ceux qui le citent cherchent à établir qu’en l’absence même de tous ces aspects « formels » de la démocratie, la situation au Maroc est bien meilleure que celle que connaissait un pays comme l’Egypte, pourtant doté d’une Constitution et d’un parlement.

Ce qu’ils disent est du reste vrai, concernant l’Egypte d’avant la révolution. Nul ne saurait, en effet, nier que le peuple vivait à cette époque dans la privation, qu’il souffrait du despotisme de ses gouvernants. Seulement, il faut se demander qui avait élaboré la Constitution égyptienne, ou plutôt la série de constitutions que connut l’Egypte.

La première de ces constitutions avait été octroyée par le roi Farouk, sous forme de texte élaboré qu’il avait présenté au peuple. Bien entendu, il ne l’élaborera pas lui-même, mais confiera la tâche à une commission nommée à cet effet, exactement comme ce que les gouvernants marocains projetaient de faire en nommant les membres du Conseil constitutionnel. Or, il est clair qu’une constitution octroyée par le roi ne sert pas les intérêts du peuple, mais uniquement ceux des gouvernants et de leur cortège de seigneurs féodaux, de profiteurs et d’arrivistes de tous bords. En investissant de légitimité l’injustice et la corruption, une telle constitution représente, plutôt qu’un gage de stabilité, un danger véritable pour le pays. C’est en effet au nom de la Constitution octroyée par le roi d’Egypte, que les patriotes sincères étaient passés en jugement et les libertés publiques bafouées ou confisquées, et c’est en son nom, ou du moins malgré son existence, qu’une poignée de capitalistes exploitaient les masses populaires rongées par la pauvreté, l’ignorance et la maladie.

La Constitution, répétons-le, est un ensemble de lois. Or, une loi servant toujours les intérêts de ceux qui la promulguent, elle servira le roi et ses sbires si ce sont eux qui l’auront faite, et servira le peuple si c’est lui, à travers ses représentants élus, qui l’aura élaborée et entérinée.

De tout cela, l’UNFP avait bien conscience quand elle revendiquait une Constitution pour le pays. C’est pourquoi elle appela d’abord à des élections générales pour former une Assemblée constituante chargée d’élaborer un texte de constitution. C’est aussi pourquoi, en insistant sur la nécessité de l’élaboration d’une constitution, elle soulignait que c’était au peuple qu’il revenait de procéder – par le biais de ses représentants authentiques – à cette élaboration. C’est également pourquoi elle refuse toute autre forme d’élaboration du texte constitutionnel, qu’il émane d’un Conseil nommé, de commissions spéciales, ou qu’il soit a posteriori entériné par referendum, vu que ce ne sont là que subterfuges et stratagèmes, n’ayant d’autre but que d’imposer au peuple, d’une manière détournée, une constitution favorisant le pouvoir en place, au détriment des intérêts des masses populaires. La démocratie signifiant le gouvernement du peuple par le peuple, et le pouvoir du gouvernement nécessitant, afin de s’exercer, que des lois soient promulguées, il en ressort que c’est au peuple qu’il revient de promulguer les lois, et donc d’élaborer le texte de la Constitution.

Justifier les attaques contre la démocratie en évoquant l’exemple égyptien n’est donc qu’une nouvelle mystification, qui en citant cet exemple, omet sciemment de préciser de qui émanaient les constitutions égyptiennes avant la révolution.

Parmi les autres allégations débitées par le pouvoir à travers les ondes de la radio, celle prétendant que s’il n’en possède pas les aspects formels, entendre les élections, notre pays jouit en fait de l’esprit de la démocratie.

Peut-on vraiment dire que notre pays jouit de l’esprit de la démocratie, et peut-on prétendre que les élections n’en sont qu’un aspect formel ?

En évoquant ce prétendu esprit, ils citent invariablement la liberté d’expression, illustrée par la liberté de presse, ainsi que par la liberté de formation de partis politiques.

Mais peut-on vraiment parler de liberté d’expression dans notre pays ? La réponse est bien évidemment par la négative, étant donné que la loi régissant le métier du journalisme n’offre aucune protection à cette liberté. Le ministre de l’Intérieur n’a-t-il pas, en effet, le pouvoir de faire saisir, suspendre ou même interdire n’importe quelle publication, sans avoir pour cela à recourir aux tribunaux ni à aucune autre instance ? La loi, elle, en ouvrant la voie aux procès en diffamation, facilite d’autant les poursuites contre les organes de presse. Selon cette loi, toute critique ayant déplu aux gouvernants est susceptible d’être interprétée comme une diffamation, conduisant inéluctablement à un procès contre le journal sur les pages duquel est parue la critique. Ainsi, il ne se passe pas un mois sans que notre journal ne fasse l’objet d’une poursuite, voire de plusieurs. Nous avions déjà établi, dans le premier article de cette série, publié le 3 avril courant, que notre pays ne jouit d’aucune sorte de liberté d’expression, et que le Code de la presse n’offre aucune protection à cette liberté. De plus, même si la liberté d’expression est garantie par un dahir promulgué par le Chef de l’Etat, cette garantie reste insuffisante, vu que l’abrogation de ce dahir ne dépend que d’une signature du Chef de l’Etat lui-même. La liberté d’expression, si tant est qu’il en existe dans notre pays, ne dépend donc, dans le meilleur des cas, que de la volonté d’un seul individu, le tenant du pouvoir personnel.

L’opposition a certes la possibilité de publier, à travers la presse s’exprimant en son nom, certaines de ses critiques et remarques. Mais sont-ce les lois, qui protègent cette liberté, ou est-ce plutôt l’opposition elle-même qui s’en charge, appuyée par le peuple marocain, le véritable garant de cette liberté, toujours prêt à livrer bataille pour la défendre et la protéger ? N’eût été cette vérité qu’ils savent très pertinemment vraie, les gouvernants n’auraient certainement pas hésité à mettre systématiquement en application la loi par eux promulguée, qui confère au ministre de l’Intérieur le pouvoir de sévir contre toute publication jugée comme ayant porté atteinte à l’ordre public.

Par ailleurs, la démocratie se résume-t-elle à uniquement donner à l’opposition le droit de se faire entendre, sans pour autant que l’on ait à prendre en considération l’opinion que l’on aura ainsi permis d’exprimer ? C’est pourtant ce qui se passe chez nous, étant donné que le seul signe de sensibilité de l’Etat aux opinions de l’opposition consiste en ces misérables campagnes radiophoniques aussi gauches que grossièrement injurieuses, qui ne font que mettre à nu l’iniquité et la faiblesse de cet Etat. A écouter la radio officielle, on croirait en effet entendre s’exprimer, non un Etat transcendant les tendances et courants, mais bel et bien un vulgaire parti politique, défendant ses points de vue et attaquant ceux des concurrents. Tout à sa fougue offensive, l’Etat se pose en adversaire de l’opposition, autant dire de la majorité du peuple, pour ne pas dire du peuple tout entier. Renonçant à sa transcendance, il renonce aussi au respect qui devrait lui être dû.

Est-ce démocratique que l’Etat injurie ses propres citoyens, ou du moins une partie de ces citoyens, par le truchement de la radio officielle ? Voilà pourquoi nous disions que « La seule liberté d’expression existant au Maroc est bien celle accordée aux commentateurs de la radio de couvrir d’injures le peuple et ses représentants authentiques. »

On ose pourtant parler de démocratie sociale et brandir l’étendard du socialisme, en répétant que la démocratie sociale est le fondement de toute démocratie politique : une vérité vraie, par laquelle on veut en établir une fausse, comme nous le montrerons dans un article qui suivra. »

- « Démocratie politique et démocratie sociale »

C’est sous ce titre que, le 25 avril, paraîtra le quatrième article de la série, avec le sous-titre « La démocratie sociale n’est autre que le socialisme ; or, ni le féodalisme, ni le capitalisme ne sauraient concrétiser le socialisme ; seul le peuple en est capable : le peuple qui se gouverne lui-même par lui-même. »

Voici le texte de l’article :

« Ils aiment à évoquer la démocratie sociale, avançant que sans elle, la démocratie politique ne saurait jamais être. C’est, nous l’avons déjà dit, une vérité vraie, par laquelle on veut en établir une fausse. Mais avant de mettre à nue cette dernière, qu’est-ce donc que la démocratie sociale ?

Par démocratie politique, il faut entendre – répétons-nous – le gouvernement du peuple par le peuple, à travers une constitution, un parlement, ainsi que toutes les autres instances qui en découlent. La démocratie sociale, elle, signifie la justice sociale, c’est à dire l’égalité des chances, des devoirs et des droits. Instaurer une démocratie sociale signifie donc fonder une société où ni le népotisme, ni les privilèges, ni aucun des autres maux du capitalisme et du féodalisme, n’auront de place ni de raison d’être.

Mais où en est la démocratie sociale, quand nos gouvernants y recourent à chaque fois qu’ils veulent éluder les élections, fondement de la démocratie politique, répétant que c’est par elle qu’il faut commencer, et qu’il faut d’abord donner du pain aux gens avant que de leur demander de se rendre aux urnes ?

Il serait inutile d’entamer là une controverse théorique sur la primauté du politique ou du social en matière de démocratie. Aussi, admettrons-nous que les gouvernants désirent sincèrement instaurer une démocratie sociale dans le pays – avant que de le doter d’un gouvernement politiquement démocratique – pour nous demander ce qu’ils ont donc réalisé dans ce sens.

Rien. Absolument rien !

Pis encore, sous la contrainte des données réelles – autant que par le biais des nouvelles lois qu’il a lui-même promulguées – l’Etat tend à faire s’enliser le pays dans un système économique de type féodal et capitaliste, où l’étranger aura son mot à dire. Les nouveaux impôts agricoles servent les grands propriétaires tout en défavorisant les paysans ; les nouvelles législations économiques sont toutes à l’avantage du capital – qu’il soit local ou étranger. Même les quelques pas réalisés par le gouvernement Ibrahim vers la libération économique ont été vidés de toute substance. Il ne reste à l’Etat – pour faire croire aux gens qu’il œuvre pour l’instauration de la démocratie sociale – que les comédies qu’il nomme « Mobilisation » ou encore « Relance économique nationale », appellations qui n’ont plus pour le peuple marocain aucun secret…

Qu’est ce que l’Etat est donc appelé à faire, s’il désire véritablement instaurer une démocratie sociale dans le pays ?

Nombreuses sont les dispositions qu’exigerait l’instauration d’une telle démocratie au Maroc. Citons-en ces quelques unes, à notre sens primordiales :

1- procéder à la liquidation des propriétés foncières coloniales, en veillant à rendre les terres à ceux à qui les occupants les avaient extorquées ;

2- abroger le féodalisme, en confisquant les terres des seigneurs féodaux, des traîtres et collaborateurs, pour les redistribuer aux paysans démunis ;

3- limiter la propriété foncière, afin qu’il n’y ait plus de propriétaires qui ne cultivent pas leurs terres, ni de paysans qui cultivent un sol qui n’est pas le leur, car la base de la démocratie sociale est que la terre appartient à ceux qui la labourent ;

4- créer des coopératives agricoles, que l’Etat supervisera, soutiendra financièrement et pourvoira en semences comme en matériel ;

5- donner à l’agriculture une orientation qui prenne en compte les besoins du pays et les caractéristiques du sol arable ;

6- nationaliser les composantes principales du secteur industriel, telles les usines, les sociétés de transport aérien et maritime, ou encore les entreprises de commerce extérieur ;

7- mettre sous contrôle le revenu national, et interdire les déplacements illégaux de fonds vers l’étranger ;

8- mettre en pratique le principe de l’égalité des chances, en observant, dans l’octroi des postes, le seul critère de la compétence, à l’exclusion de toute considération familiale ou politique.

Autrement dit, la démocratie sociale n’est autre que le socialisme. L’Etat marocain projetterait-il donc d’instaurer un système socialiste dans ce pays ? Question qui – lorsqu’on on sait que ce sont le féodalisme et les intérêts familiaux qui gouvernent le Maroc – prend les allures d’une mauvaise plaisanterie…

La démocratie sociale consiste à donner du pain au peuple. Or, comment le peuple peut-il attendre que la main qui lui interdit la simple parole lui donne du pain ?

Avant toute démocratie sociale, le pays a d’abord cruellement besoin d’une démocratie politique ; alors seulement, étant maître de lui-même, le peuple pourra instaurer la démocratie sociale, c’est à dire le socialisme, que seul lui est à même d’instaurer, non les capitalistes ni les seigneurs féodaux.

Le peuple marocain, qui demande la parole aujourd’hui, est un peuple pleinement conscient de ce qui advient autour de lui. Un jour, si les gouvernants s’obstinent à lui refuser cette parole, il le verront se mobiliser pour la prendre lui-même, mû par cette conscience que ne peut plus tromper désormais aucun stratagème ni aucune mystification. Ceux qui parlent aujourd’hui de démocratie et de socialisme sur les ondes de la radio officielle, ne font que tourner en dérision la conscience du peuple. Le peuple les laissera faire, sachant que ceux qui se rient aujourd’hui de lui verseront demain de bien chaudes larmes. »

C- La démocratie en tant que moyen et objectif 

C’étaient là les articles que nous publiâmes pour contrer la campagne menée par le gouvernement contre la démocratie.

Je voudrais rappeler ici un détail biographique. En effet, le jour où parut le dernier article, feu Baçri vint me trouver à la rédaction du journal. Pendant que nous bavardions à bâtons rompus, il me lança : « J’ai bien aimé la série d’articles de Si Abdelkader (feu Sahraoui) sur la démocratie. »

- Ces articles sont de moi, fis-je en souriant.

- Ah bon ! Excellent ! s’exclama-il, haussant les sourcils, avant d’ajouter : il est vrai que je confonds souvent vos styles respectifs. »

Comme je l’ai déjà dit, nous avions coutume de ne jamais signer les articles que nous publiions au nom du parti.

Par ailleurs, j’ai pris le soin de rassembler tous ces articles, de les résumer en leur ôtant tout caractère polémique, avant de les publier, sous l’intitulé « La démocratie en tant que moyen et objectif», dans la revue Aqlam – plus d’un an après qu’ils eurent été rédigés – dans un article dont le lecteur trouvera le texte plus bas.

D’autre part, il faut rappeler que les mouvements progressistes, y compris les partis communistes et les courants de gauche à travers le monde, avaient coutume, durant les années soixante et même soixante-dix, de considérer la démocratie comme étant un slogan bourgeois tout simplement désuet ; aussi, en prenant de cette sorte la défense de la démocratie, l’auteur de ces lignes nageait-il, pour ainsi dire, à contre-courant. Entendre, bien évidemment, à contre-courant du dogmatisme.

Voici le texte de l’article paru dans Aqlam :

« Il est des mots et des concepts que l’usage rend tellement familiers qu’il devient difficile d’en définir de manière précise la signification.

Le mot démocratie en fait justement partie. Quand nous employons ce mot, nous en entendons bien quelque chose ; mais il suffit de se demander ce qu’est exactement ce quelque chose, pour se rendre compte que la réponse ne vient pas aussi aisément que l’on eût bien voulu le croire. La silhouette dont nous croyions entrevoir les contours, s’avère vague et fuyante, à mesure que nous essayons de mieux la cerner du regard. Le voile qui l’enveloppe est cependant diaphane : il n’est ni assez transparent pour que le regard puisse le percer, ni assez compact pour ne rien laisser voir à travers.

Aussi siérait-il peut-être de revenir sur l’histoire du mot, afin d’essayer d’en éclairer le véritable sens, sachant que le concept lui-même a depuis changé, et qu’il changera, à l’image de l’histoire elle-même, en un processus d’évolution permanent et continuel.

De fait, nous pensons que celui qui, le premier, utilisa le mot grec dont découle le terme démocratie dut l’employer pour décrire une idée théorique, plutôt qu’une situation réelle que l’on ait vécue ou qu’il soit possible de vivre.

Le fameux gouvernement du peuple par le peuple, décrit à notre sens une réalité fictive qui ne s’est jamais vérifiée, et qui jamais ne se vérifiera. En effet, l’idée même de peuple suppose nécessairement l’existence d’un opposé, que représente le concept de l’Etat. Or, il est difficile de concevoir une relation entre les deux, sans supposer l’existence d’une forme de gouvernement qui, à son tour, suppose qu’il y ait gouvernants et gouvernés.

En tant que gouvernement du peuple par le peuple, la démocratie est donc un concept idéaliste ne pouvant s’appliquer qu’à quelque cité vertueuse, et n’existant que dans l’imaginaire de ceux qui se les créent pour s’octroyer, par la pensée, ce que la réalité leur refuse dans la pratique.

L’on aurait grand mal à imaginer une personne sensée, contemporaine des Grecs, des Romains ou même au Moyen-âge, revendiquant la démocratie au sens que nous avons indiqué, celui du gouvernement du peuple par le peuple. Pour une telle personne, la démocratie équivaudrait, tout au plus, à l’instauration d’une société où le peuple ne serait pas officiellement réparti en seigneurs et en serfs.

Plus tard, durant les Temps modernes, le concept de la démocratie, devenant évidemment plus complexe, se rattachera à l’idée des élections. Donner à tous, hommes et femmes, le droit de choisir : telle était devenue la concrétisation de la véritable démocratie.

Seulement, donner à tous le droit de se rendre aux urnes n’est pas toujours signe de démocratie : encore faut-il que les élections elle-mêmes soient organisées sur des bases démocratiques, c’est à dire sur le principe d’égalité des chances, des possibilités et des moyens ; autrement, elles ne serviraient qu’à reconduire dans leurs fonctions les mêmes personnes – la classe gouvernante – en l’absence totale de toute égalité des chances.

Dans le monde arabe, le sens que revêt la démocratie aujourd’hui est, d’abord, la liberté politique, pour que chaque citoyen puisse s’acquitter de son devoir d’électeur ; ensuite, la liberté économique, afin que toute personne, réelle ou morale, puisse – sans avoir pour cela à subir nulle contrainte ou restriction injustifiée – exercer ses activités économiques selon les moyens dont elle dispose.

Bien évidemment, une telle conception de la démocratie est elle-même antidémocratique, car la liberté politique et économique ne saurait profiter qu’à ceux qui sont en mesure d’en jouir, c’est à dire – étant donné les écarts flagrants qui scindent nos sociétés – les seules classes privilégiées. De cette façon, la démocratie électorale politique et la démocratie libérale conduisent à un état de non-démocratie, qui confère aux seuls tenants des capitaux le droit d’user de cette liberté.

Ainsi, l’hégémonie d’une classe donnée sur le reste de la société, hégémonie jusque-là illégale, se trouve investie d’une légitimité conférée par ce droit au vote dont « jouit » le peuple entier.

D’ailleurs, que sont les élections, cet élément essentiel de la démocratie politique, sinon un choix que l’on opère parmi différentes options offertes ?

Or, peut-on dire que tout citoyen dispose d’un éventail de possibilités parmi lesquelles il peut choisir ? La réponse est évidemment par la négative.

Car pour choisir, il faut être libre de vouloir, comme il faut savoir ce que l’on veut et pourquoi, et avoir la possibilité de réaliser sa volonté.

Là, se pose le problème du rapport entre liberté et volonté, rapport qui aura longuement occupé l’esprit des penseurs et philosophes. Sans nous perdre dans des considérations métaphysiques, limitons-nous à dire qu’une liberté que les citoyens ne peuvent tous exercer avec une stricte égalité de chances, ne sera jamais qu’asservissement et exploitation. Comment peut-on, en effet, parler d’égalité des chances entre riches et pauvres, ou entre savants et ignorants ? Son seul souci étant d’avoir du pain, l’affamé ne saurait choisir. L’ignorant, même doté de la liberté de vouloir, ne saurait, lui, en tirer le moindre profit, étant donné qu’il ne saurait dire ce qu’il veut, ni pourquoi il le veut, ni comment réaliser sa volonté.

Il en ressort que la démocratie se réduit en fin de compte à l’égalité. C’est d’ailleurs peut-être bien là l’acception populaire que l’on entend par ce mot dans notre pays comme dans tant d’autres pays se trouvant dans une situation similaire. Demandez à un homme de la rue ce qu’est la démocratie ; la réponse qu’il vous donnera se réduira à l’égalité : égalité des droits, des devoirs, des conditions de vie ; égalité devant les tribunaux, dans les couloirs de l’administration, sur les bans des écoles. Autrement dit, par démocratie, il entend l’acception sociale de cette dernière, sans s’occuper outre-mesure de la démocratie politique, celle des élections et des partis.

Une question s’impose alors : la démocratie politique est-elle donc devenue inutile, voire nocive pour les peuples ?

Avant de répondre à cette question, signalons que la démocratie politique – consistant en l’élection des gouvernants – est, selon les dires mêmes de ses défenseurs, destinée à réaliser l’égalité entre les citoyens, étant donné que ces derniers, en faisant leur choix électoral, sont censés se donner comme gouvernants des gens qui représentent vraiment le peuple, et qui doivent agir selon sa volonté, sous peine de perdre sa confiance, et d’être ainsi éconduits du pouvoir.

La démocratie politique a-t-elle vraiment réalisé un jour cet idéal, ou a-t-elle même la moindre chance de le faire ? Si l’on en juge d’après les nombreuses expériences de l’histoire, la réponse est bien loin d’être par l’affirmative.

Rappelons par ailleurs qu’à toute époque de l’histoire, il y eut un peuple et des gouvernants, donc nécessairement un conflit d’intérêts. Or, les élections étant une opération de la plus haute complexité, il est normal que les gouvernants en assurent l’organisation et le contrôle. Là, interviennent ceux qui excellent dans l’art d’en faire accroire à l’opinion publique, la manipulant de manière à donner aux résultats la tournure qu’ils désirent, de manière à favoriser telle ou telle partie, dans un jeu continu de services réciproques et d’intérêts partagés. Aussi, quel que puisse être le degré de conscience du peuple et l’ampleur de son mécontentement, existera-t-il toujours un moyen de falsifier sa volonté et de lui faire dire, à travers les urnes, ce qu’il n’a point dit. D’ailleurs, partout où un conflit oppose le peuple à ses gouvernants, la falsification est devenue la fidèle compagne des élections.

Il serait donc bien naïf de croire que les gouvernants de ce pays visent par les élections à donner au peuple le droit de choisir qui le gouverne, car si cela avait été le cas, nous pensons qu’ils n’auraient, pour exaucer le vœu sincère du peuple, qu’à quitter tout simplement le pouvoir !

Il ne s’agit donc point d’élections, mais bien d’un combat, d’une lutte acharnée.

Revenons-en maintenant à notre question : la démocratie est-elle donc devenue inutile ? Autrement dit, est-il vrai que la démocratie politique – jugée incapable de faire atteindre au peuple ses objectifs et de lui permettre de réaliser ses désirs – devrait être abandonnée, et même combattue comme étant un moyen d’imposture et de falsification ?

Encore une fois, je vais différer la réponse à cette question pour poser d’abord celle-ci : quels sont en fait les objectifs du peuple, et quels sont ses désirs ?

De tous temps, les peuples ont rêvé d’une vie meilleure, débarrassée de toutes les manifestations de l’injustice sociale. Sans être soi-même absolument démuni, un individu se sentirait néanmoins frustré s’il voyait les gens autour de lui vivre dans un luxe que lui ne peut se permettre. Son ignorance de la réalité et de l’origine de cette injustice ne l’empêcherait point de se sentir lésé, et partant, malheureux.

Les objectifs du peuple se résument donc en la création de conditions dans lesquelles nul ne se sentirait ni lésé, ni frustré. Or, il est clair que de telles conditions ne sauraient se réaliser qu’à l’issu d’un changement qui mettrait fin à la situation injuste où le peuple vit actuellement ; situation d’ailleurs ardemment défendue – et même de mieux en mieux enracinée – par la minorité à qui elle profite.

Il s’agit donc d’une lutte entre une majorité écrasante dont les objectifs ne pourraient se réaliser que si la situation actuelle venait à changer, et une minorité que le statu quo sert et favorise, et qui, partant, s’efforce de le défendre et de le maintenir.

Cependant, abrutie par une mystification systématique qui la confine dans le désespoir ou lui fait miroiter des chimères, la majorité lésée est souvent loin de saisir la portée et les enjeux véritables de cette lutte. Demandez à un cultivateur démuni, de n’importe quelle région du pays, quel est son idéal : il vous répondra qu’il rêve de posséder tant d’hectares, tant de bêtes, et qu’il voudrait vivre comme Si Untel, qui détient terrains, machines, voitures, villas et fermes. De même, un ouvrier vous répondra qu’il aimerait avoir son affaire à lui, au lieu de travailler pour un patron ; un commerçant, qu’il rêve d’un commerce plus florissant et d’un plus grand capital. Demandez-leur ce qu’ils entendent par le mot démocratie, ils vous répondront que c’est l’égalité : une égalité qui rende moins pauvres les pauvres, non qui réduise les riches à la condition des démunis.

Nous ne prétendons pas que ce soit là le point de vue de tous les pauvres, mais sommes certains que c’est ainsi que pensent la majorité écrasante d’entre eux, notamment dans les pays sous-développés, où le dénuement matériel le plus total conjugué à l’indigence intellectuelle la plus désolante, et où le système et les méthodes capitalistes marquent l’esprit de tous et de chacun.

Reprenons maintenant notre question : la démocratie politique est-elle capable – cela étant dit – d’aider le peuple à atteindre ses objectifs ?

Non, évidemment, car la démocratie politique, à elle seule, ne saurait servir que les gouvernants et les tenants des capitaux.

Mais doit-on pour cela la dénigrer, voire la combattre ? Non plus, car considérée sous un autre angle, elle peut indéniablement contribuer à mettre en évidence la réalité sociale immuable, celle du conflit d’intérêts.

En effet, en insistant – ne serait-ce que de façon purement formelle – sur les libertés publiques, la démocratie politique offre l’opportunité de dessiller les yeux du peuple sur cette réalité.

La vie parlementaire et politique, la liberté de presse et les échéances électorales, sont en effet toutes autant d’opportunités qu’offre la démocratie politique pour éveiller les masses populaires et les faire se rendre compte de la réalité de la lutte engagée.

Mais qu’entend-on par éveiller les masses populaires, et qui donc doit s’en charger ?

Les masses populaires, c’est à dire les classes défavorisées, celles des cultivateurs et ouvriers – mais aussi des petits commerçants et artisans, les uns et les autres n’ayant épousé leur statut que faute d’avoir trouvé un bout de terre à cultiver ou un emploi dans quelque usine – éprouvent, même sans s’en rendre vraiment compte, un vif ressentiment, dont elles ne comprennent ni la réalité ni la raison d’être. Aussi, en partant de ce sentiment négatif, auront-elles toujours une conscience faussée des réalités, et proposeront-elles invariablement des solutions utopiques, bâties sur des idéaux de simple satisfaction physique.

Eveiller ces masses revient donc à leur faire comprendre que les maux dont elles souffrent n’ont qu’une solution valable et réalisable : celle consistant à changer leur situation. Devenir grand propriétaire ne saurait rendre heureux un paysan, car quand bien même il réussirait à accéder à la classe des seigneurs féodaux, il ne le ferait qu’aux dépens de milliers d’autres paysans. Il en va de même des ouvriers : pour devenir patron, chacun d’eux aurait besoin d’ouvriers qu’il exploiterait à son tour. Par ailleurs, ce n’est point en haussant le salaire de l’ouvrier qu’on le rendrait plus heureux, le problème n’étant point celui des salaires, mais bien de toute la structure sociale en place.

Les masses laborieuses doivent comprendre que ni la démocratie authentique, ni la justice sociale, ni l’égalité, ni aucun autre idéal, ne sauraient se réaliser qu’au prix de la lutte sociale consciente et bien orientée. Cette tâche revient à l’avant-garde de l’action populaire, que constituent les responsables syndicaux et l’élite intellectuelle : autant ceux qui, grâce à leur culture, ont pu réaliser une ascension sociale – sans avoir pour autant renié la cause des classes laborieuses dont ils sont issus – que ceux qui, de naissance plus ou moins bourgeoise, ont pu, grâce à leur culture également, se départir des préjugés de la classe aisée, pour venir vers le peuple et épouser ses idéaux.

La lutte des cultivateurs doit avoir pour objectifs la réforme agricole et la liquidation du féodalisme ; celle des ouvriers ne doit pas uniquement viser à obtenir une amélioration des salaires, mais aussi à imposer la nationalisation des usines, des gisements et mines, et des moyens de transport. Ce sont là les véritables tâches dont doit s’acquitter le citoyen avant-gardiste, car c’est là la voie menant à l’instauration de la véritable démocratie, la démocratie sociale.

Or, cette tâche ne saurait être menée à bien que dans un climat de libertés publiques, c’est à dire au sein d’une démocratie politique. Là apparaît la relation dialectique entre les deux formes de démocratie, l’une ne pouvant vraiment se réaliser qu’en présence de l’autre.

Doit-on donc voir ici une illustration du fameux dilemme de la poule et de l’œuf ? Ce serait donner aux choses une explication totalement erronée.

La lutte des classes laborieuses doit se dérouler sur deux fronts : celui des libertés publiques et de la démocratie politique en tant que moyens à acquérir, et celui de la démocratie sociale comme étant le but à atteindre. Il serait par ailleurs sage de ne point trop distinguer moyens et but, étant donné que, dès que l’objectif est atteint, ils se fondent en une unité indissociable. »

Disons pour finir qu’une comparaison entre les articles polémiques publiés par al-Tahrir, et celui, à l’ardeur beaucoup plus mesurée, que publia Aqlam, pourrait apporter des éléments de réponse à une question que l’on m’aura souvent posée : comment peut-on concilier le politique et le culturel ?