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Annulation de la grève des fonctionnaires,

Aggravation de la crise avec l’appareil syndical

 

 

1- Le Martyr Mahdi : un départ pour éviter l’affrontement

L’on peut dire, de manière générale, que si les tensions qui marquaient les rapports entre le Parti et le syndicat au sein de l’UNFP avant l’été 1961 n’ont pas influencé outre mesure la vie ni la dynamique du Parti, c’est surtout grâce au choix que fera le Martyr Mahdi – dont les relations avec Mahjoub Benseddiq étaient pour le moins tumultueuses – de séjourner à l’étranger. Répondant à l’invitation de nombreux partis amis à travers le monde, il s’envolera en effet, dès le 19 septembre 1959 – douze jours seulement après la fondation de l’UNFP – pour un long voyage qui le mènera dans différents pays d’Asie, d’Europe et d’Afrique. Rentrant à la mi-novembre, il repartira le 21 janvier 1960, pour un second voyage, beaucoup plus long, dont il ne rentrera que le 15 mai 1962, afin d’assister au second Congrès de l’UNFP. Mais les invitations des amis n’étaient pas le seul mobile de ces pérégrinations : Mahdi tenait surtout à éviter d’avoir à faire face, au sein du Secrétariat général, à Benseddiq et à ceux qui, d’une manière ou d’une autre, le soutenaient, dans un affrontement qui n’aurait pu que porter préjudice au Parti.

Nous reviendrons plus en détail – dans le prochain numéro de notre série – sur les péripéties de cette époque. Si nous citons ici l’absence volontaire de Mahdi, c’est pour souligner l’esprit de cohabitation qui, durant les premières années, prévaudra entre le Parti et le syndicat, tant au niveau du Secrétariat général et de la direction de l’appareil syndical, que parmi les cadres et les bases des deux organisations. La répression sauvage avait ainsi constitué un danger extérieur, devant lequel s’estompaient les différends internes.

2- Consécration du pouvoir personnel et « unanimité des partis politiques » contre l’UNFP

La situation allait changer du tout au tout lorsque feu Hassan II décida, au lendemain du décès de son illustre père, de s’engager officiellement dans l’expérience du pouvoir personnel. Comme le lecteur ne manquera pas de s’en souvenir, nous avions signalé qu’à l’annonce du décès de SM le Roi Mohamed V, son successeur feu SM Hassan II avait reçu les leaders des partis politiques à des fins de consultation au sujet de la nouvelle situation et des perspectives d’action. Comme nous le signalions également, la délégation de l’UNFP exposera à Sa Majesté la position du Parti et son point de vue, selon lequel le mode de gouvernement le mieux indiqué pour un pays comme le Maroc serait une monarchie constitutionnelle démocratique, avec le Roi pour arbitre, et avec un gouvernement assumant – vis-à-vis du Roi et de représentants du peuple, démocratiquement élus – les responsabilités de ses actions. Le système présidentiel, déléguant au chef de l’Etat les charges de l’exécutif, est valable pour les régimes républicains, où le président est élu pour une durée déterminée, mais non pour les régimes monarchiques, bâtis sur la continuité du Pouvoir. Comme nous le disions aussi, sa Majesté se montrera compréhensive et demandera à la délégation, à la fin de l’entretien, de lui soumettre un mémorandum sur la question. (voir texte du mémorandum dans le numéro précédent, p. 46).

La direction de l’UNFP attendra la décision du roi, caressant l’espoir de le voir abandonner l’expérience à laquelle son défunt père avait été entraîné dès le 20 mai 1960, quand, cédant aux pressions, il avait révoqué le cabinet Ibrahim pour en constituer un nouveau, dont il prenait lui-même la tête en confiant ses responsabilités gouvernementales au Prince héritier. La période de deuil s’étant écoulée, des premiers signes seront d’abord perçus, qui sembleront indiquer une tendance du pouvoir à reconduire la même expérience, avant que ne vînt définitivement les confirmer, le 2 juin 1961, l’annonce d’un remaniement gouvernemental qui, tout en conservant l’ancienne formation, y adjoignait des chefs de partis figurant parmi les adversaires – proches et lointains – de l’UNFP. Le nouvel ancien cabinet apparaissant ainsi comme un gouvernement d’unanimité politique contre le parti, il fallait s’attendre à ce que les militants, déçus et consternés, réagissent. L’éditorial du numéro du 4 juin de al-Tahrir sera une expression de ce mécontentement, comme le sera la rubrique Bonjour que je publiai dans le même numéro, et où je m’efforçai de souligner que l’UNFP n’avait pas été consultée au sujet du remaniement ministériel, qui s’était pour ainsi dire déroulé dans le secret, telle une obscure opération de contrebande, étant donné que « nulle crise gouvernementale, nul remaniement n’ont été annoncés, la voix du speaker ayant surpris les gens en annonçant : Chers auditeurs, nous présenterons, dans quelques instants, un bulletin spécial, puis : Chers auditeurs ; dans quelques instants, nous vous communiquons la nouvelle formation gouvernementale. »

Voici d’ailleurs la composition du gouvernement issu du remaniement en question : Sa Majesté le Roi Hassan II, Chef du gouvernement. Le Prince Fal Ould Amir, ministre d’Etat chargé des Affaires de la Maurétanie et du Sahara marocain ; Allal Fassi, ministre d’Etat chargé des Affaires islamiques ; Mohamed Hassan Ouazzani, ministre d’Etat chargé des Affaires étrangères ; Mohamed Rachid Mouline, ministre d’Etat chargé de l’Education nationale ; Dr. Khatib, ministre d’Etat chargé des Affaires africaines ; Rhéda Guédira, Directeur du Cabinet royal, ministre de l’Intérieur et de l’Agriculture ; M’Hammed Boucetta à la Justice ; M’Hammed Douiri à l’Economie et aux Finances ; Mahjoubi Aherdane à la Défense ; Abdelkader Benjelloune, ministre délégué au Travail et aux Affaires sociales ; Dr. Benhima aux Travaux publics ; Ahmed Alaoui aux Informations, au Tourisme et aux Beaux-Arts ; Ahmed Joundi au Commerce, à l’Industrie et au Commerce maritime ; Youssef Belabbas à la Santé, et Mohamed Abdessalam Fassi aux PTT.

3- Loi constitutionnelle, et reconnaissance de l’UGTM

Le 7 juin, quatre jours après la constitution de ce cabinet, un dahir du nom de Loi constitutionnelle sera promulgué, que l’on présentera comme étant la loi selon laquelle le Maroc allait être gouverné, en attendant que le Conseil constitutionnel – mort-né – élabore une constitution pour le pays !

La formation du gouvernement, tout comme la promulgation du Loi constitutionnelle, signifiaient clairement que la proposition de l’UNFP relative au régime monarchique constitutionnel avait été rejetée, et que la revendication relative à l’Assemblée constituante venait d’être délibérément ignorée.

Or, si à tout cela on ajoute que le ministre nouvellement nommé, M’Hammed Douiri, était le leader du nouveau « syndicat » – constitué par l’Istiqlal le 20 mars 1960 sous le nom de l’Union Générale des Travailleurs du Maroc (UGTM), et présenté comme une scission dans le corps de l’UMT – que le pouvoir s’abstiendra de reconnaître ce nouveau syndicat à sa fondation, préférant garder cette reconnaissance en tant que monnaie d’échange au cas où le besoin s’en ferait sentir, et enfin que Douiri déclarera lui-même aux journalistes qu’il n’acceptait de participer au gouvernement qu’à la condition que son syndicat fût officiellement reconnu, il apparaît clairement que le fameux gouvernement d’unanimité politique contre l’UNFP n’était qu’une manœuvre visant, non seulement à exclure ce Parti, mais aussi à miner l’UMT. Personne n’était plus dupe : après la Résistance et l’Armée de Libération, deux des trois composantes principales de l’UNFP, le pouvoir avait décidé de s’attaquer à la troisième, celle représentée par les forces ouvrières.

4- L’UNFP hausse le ton

Il fallait donc s’attendre à ce que l’UNFP et l’UMT convinssent de coordonner leur action afin de pouvoir faire face à leurs adversaires communs. Cette réaction prendra trois formes : 1- on haussera le ton au niveau de la presse écrite ; 2- on stimulera la lute syndicale tout en mobilisant les masses pour soutenir la cause des ouvriers ; 3- on adoptera une position politique à la mesure de la gravité de la situation.

Hausser le ton au niveau de la presse écrite

Au niveau de la presse, les journaux al-Tahrir, al-Taliaa et L’Avant-Garde – ces deux derniers étant respectivement les organes arabophone et francophone de l’UMT – se relayeront pour publier articles et commentaires prenant la défense de la démocratie et mettant à nu les manœuvres des adversaires qui, non contents de la campagne que leur presse menait contre l’UNFP, avaient également confisqué la « Radio nationale », qui alors s’engagea dans la campagne de manière littéralement hystérique.

3- Une réplique s’imposait.

Al-Tahrir s’en chargera, publiant de manière quotidienne des articles analytiques – rédigés par nombre de cadres et de militants, dont l’auteur de ces lignes – défendant la démocratie et récusant les assertions des adversaires. Les rubriques quotidiennes, l’éditorial et Bonjour, prendront également une active part à cette contre-offensive. L’espace dont nous disposons ici ne permettant pas une reproduction exhaustive des articles, analyses et commentaires publiés à ce sujet, nous nous limiterons à quelques exemples, dont cet éditorial, paru le 7 juin 1961 sous l’intitulé Introduction à la Constitution :

« Nul n’ignorait, parmi les observateurs de l’évolution de la situation politique au Maroc, qu’une crise ministérielle secouait le gouvernement depuis des mois déjà. Nul n’ignorait, en particulier, que cette crise avait empiré après le décès du défunt Roi, qui d’ailleurs s’était lui-même rendu compte de l’échec de la présente expérience.

Or, si cette crise n’est pas la première que le pays aura connue, la manière dont elle a été résolue aura par contre constitué une franche aberration, non seulement dans l’histoire politique du Maroc, mais peut-être même dans toute celle des pays civilisés, où les gouvernants témoignent d’un minimum de respect et de considération à l’égard de leurs gouvernés.

Lors de chacune des nombreuses crises ministérielles que le Maroc a connues depuis l’indépendance, des gouvernements auront été renvoyés, d’autres nommés. Mais à chaque fois, le pouvoir prenait au moins la peine de procéder, officiellement du moins, à des consultations avec les instances politiques du pays – même si ces consultations n’étaient que comédies et trompe-l’œil – avant d’annoncer la constitution du nouveau cabinet et les programmes dont il avait la charge.

Cette foi-ci, ils n’ont même pas pris cette peine. Sans que l’ancien gouvernement ait présenté sa démission, et sans qu’aucune instance politique ou populaire n’ait été seulement consultée, le Maroc s’est retrouvé, du jour au lendemain, doté d’un nouveau gouvernement.

Cependant, malgré la manière obscurément secrète dont ce gouvernement aura vu le jour, et malgré le caractère non moins obscur du programme dont ce gouvernement a la charge, il se trouve des journaux gouvernementaux pour publier des analyses laissant entendre que ce gouvernement promulguerait une constitution, et permettrait au pays d’accéder à une « vie démocratique et représentative saine ». Les « couleurs politiques » composant cette nouvelle palette gouvernementale, autant que la manière insolite dont elle a vu le jour, sont cependant déjà édifiants quant à la constitution qui pourrait en émaner. » Al-Tahrir

L’éditorial paru dans le numéro du 9 juin sous le titre « En faire accroire au peuple, ou aux responsables eux-mêmes ? », aura quant à lui pour sujet la fameuse Loi constitutionnelle :

« Ainsi, les gens auront eu droit, hier encore, à une nouvelle surprise, comme c’est devenu un peu l’habitude, ces derniers jours. La surprise, cette fois-ci, n’était pas la formation d’un nouveau gouvernement, ni l’initiation d’un quelconque remaniement ministériel. La tromperie allait être d’un genre tout nouveau.

L’annonce, hier, de la promulgation d’une Loi constitutionnelle, pas plus, du reste, que le contenu dudit statut, n’avaient rien de nouveau en soi. La nouveauté, en retour, c’est de constater que l’Etat, ainsi que les responsables, continuent à penser pouvoir abuser le peuple indéfiniment.

Les instigateurs de cette chose nommée Loi constitutionnelle connaissent bien la réalité qui prévaut autant que l’enjeu de la bataille qui se livre, et savent pertinemment que cet enjeu n’est autre que l’essence des pouvoirs. Mais le courage leur manque de dire expressément – ne serait-ce que pour tromper le monde – si ces pouvoirs reviennent au peuple où à quelque autre partie. Pis encore, les instigateurs du Statut n’ont même pas osé – ne serait-ce qu’à titre de tromperie – fixer une échéance précise à ce statut qu’ils disent « temporel ». Ce qui vient d’être annoncé hier a confirmé, encore une fois, que les responsables dans ce pays conservent encore une mentalité médiévale, et que c’est en vertu d’une telle mentalité que le peuple marocain est aujourd’hui gouverné.

Il s’avère ainsi clairement que l’actuel gouvernement s’obstine à étaler son incapacité, indifférent à des concepts tels « le peuple » ou « les masses populaires », uniquement soucieux de persévérer dans l’inefficacité et la tromperie.

Ahmed Alaoui, ministre de l’Information, vient d’annoncer que « ce dahir tiendra lieu de constitution provisoire, dans l’attente du texte définitif qu’élaborera le Conseil nommé ». Or, si l’on se rappelle que ce Conseil nommé avait éclaté juste avant le décès de feu Mohamed V, et que le défunt Roi était résolu à mettre fin à cette expérience et à revenir vers le peuple dès la fin de la malheureuse intervention chirurgicale, l’on comprend aisément le sens véritable à donner à la continuité dont on aime à se targuer, et à ces leurres que l’on présente au peuple pour mieux l’abuser.

Mais le peuple ne peut plus être leurré ni trompé : voilà ce que les promulgateurs de la Loi constitutionnelle n’ont pas encore compris. » Al-Tahrir

- Niveau de la lutte syndicale : grève des fonctionnaires

Concernant la lutte syndicale, al-Tahrir publiera le 6 juin les titres suivants, étalés sur huit colonnes :

« "Grève générale à Casablanca, à Tanger et dans la province du Souss, en solidarité avec les sinistrés d’Agadir. Une grève qui reflète le mécontentement du peuple du fait de l’indifférence dont les responsables font preuve vis-à-vis du drame d’Agadir »

Le 7 juin, le quotidien publiera, également étalés sur huit colonnes, des titres annonçant la grève des fonctionnaires. Sous les titres, le communiqué suivant : « L’Union syndicale des fonctionnaires s’est réunie le samedi 3 juin 1961 en séance extraordinaire pour débattre des conditions dans lesquelles vivent les fonctionnaires qui, suite à l’échec des innombrables démarches entreprises auprès des responsables, en sont réduits à recourir à la grève, ultime arme dont ils disposent, bravant en cela l’interdiction opposée par le gouvernement. »

Puis, rappelant les revendications des fonctionnaires, le journal annonce le principe d’une grève générale de 24 heures, au niveau de tous les secteurs de la Fonction publique, pour le 19 juin 1961. La Fédération nationale de l’Enseignement suivra en se déclarant solidaire des autres fonctionnaires. Le Comité administratif de l’UMT publiera pour sa part un mémorandum exposant la situation dans le pays, et révélant les dessous de la bataille qui se livrait. Le mémorandum insistera notamment sur le chômage faisant rage, la corruption et la stagnation des salaires, ainsi que sur l’obstination de l’Etat à imposer son propre syndicat.

Quant à al-Tahrir, il poursuivra sa campagne de mobilisation, publiant sur la première page une suite d’articles : « La position des fonctionnaires est une position juste, que soutiennent la classe ouvrière et les masses populaires » ; « Une instance gouvernante despotique n’est pas allouée à appeler au respect de la loi » ; « Le communiqué de l’Union syndicale des Fonctionnaires confirme la grève et dénonce la dépravation et la corruption de l’Etat » ; « Si la lutte contre la corruption et les privilège est une action politique, eh bien ! Bénie soit l’action politique ! »

C’est dans le cadre de cette campagne que la rubrique Bonjour entreprendra, dans son numéro du 9 juin, de commenter l’épreuve de force à laquelle se livraient l’Etat et la classe ouvrière, et dont les échos emplissaient la scène politique marocaine.

En voici le texte :

« A chaque fois que l’Etat s’est aventuré à engager une épreuve de force avec les travailleurs, la victoire a invariablement échu aux travailleurs et la défaite à l’Etat.

C’est là une vérité historique qui est loin de concerner notre seul pays : partout dans le monde, les tentatives des ennemis de la classe laborieuse, visant à nuire un tant soit peu aux intérêts de cette classe, ont toujours abouti à l’échec. Elles continueront à y être vouées, à cette condition, cependant, que la classe ouvrière reste unie, bien organisée, consciente de ses responsabilités et confiante en sa force que font justement cette union, cette organisation et cette conscience. Dans ce sens, l’UMT est l’exemple même de la formation ouvrière consciente de sa force constructive, et confiante en le pouvoir dissuasif de cette force. C’est pourquoi les tentatives visant à porter atteinte à l’unité de cette organisation et à sa force seront toujours vouées à l’échec.

L’expérience a plus d’une fois prouvé le bien-fondé de ces propos. Cela apparut lorsque les forces de la réaction, qui y avaient pourtant engagé tous leurs pions, échouèrent à semer la discorde dans les rangs de l’UNFP, et lorsque les rumeurs tendancieuses et les mensonges, pourtant savamment orchestrés, que l’on fit circuler sur son compte, n’eurent d’autre solde que l’échec le plus retentissant.

Cela apparut également lors des épreuves de force que l’Etat s’avisa d’engager à Imini, Midelt, Larache, Mohamedia et plus récemment Safi, comme en tant d’autres villes et villages du pays.

A chaque fois que l’Etat s’est aventuré à persécuter les travailleurs ou à porter atteinte à leur unité et leur force, le résultat a partout été le même : la victoire la plus éclatante revenait invariablement aux forces ouvrières, et l’échec le plus retentissant aux desseins hostiles.

Ces victoires, les travailleurs continueront à les aligner, pour peu qu’ils restent conscients, vigilants et confiants en leur force née de leur unité ; les ennemis de la classe ouvrière continueront quant à eux à ressasser les fruits amers de leurs tentatives désespérées, partant d’un échec pour en aboutir à un autre. » Issam

L’épreuve de force gagnera encore en violence lorsque commerçants et ouvriers, se déclarant solidaires de leurs camarades de la Fonction publique, appelleront à une grève à Rabat touchant tous les secteurs. La radio nationale réagira en lançant une campagne où elle essayera de monter l’opinion publique contre les fonctionnaires, présentés sous le jour de menteurs insatiables et trop bien payés. Certains ministères iront même jusqu’à fournir de faux chiffres à ce propos.

- Niveau de la décision politique : restaurer le pouvoir du peuple

Concernant ce troisième niveau, celui de l’adoption d’une position politique à la mesure de l’intention désormais annoncée de maintenir le pouvoir personnel absolu et d’abandonner définitivement l’option démocratique, le Congrès national de l’UNFP sera convié à une réunion, qui se tiendra les 17 et 18 juin 1961 (la grève étant annoncée pour le 19), et à laquelle assistera notamment Cheikh al-Islam, Mohamed Belarbi Alaoui. Dans le discours d’ouverture, Feu Abderrahim Bouabid présentera le Cheikh en soulignant ses positions patriotiques et la lutte qu’il menait depuis des décennies déjà au service de la nation. Prenant la parole, Cheikh al-Islam prononcera un discours où il exhortera les assistants à poursuivre la lutte et à travailler sans relâche, soulignant la nécessité conjoncturelle de l’union et de la solidarité pour le bien de tous. Al-Tahrir citera des passages de ce discours, dont : « Nous avons certes réussi à recouvrer notre indépendance, mais n’avons point su en tirer parti. La situation qui prévaut aujourd’hui dans le pays est, à bien des égards, pire que celle que nous déplorions du temps même du protectorat. » Al-Tahrir précisera que Cheikh al-Islam appelait, à la fin de son allocution, à « œuvrer par tous les moyens à remédier à cette situation. »

A l’issu de ses travaux qui dureront deux jours, le Congrès rendra public un communiqué énergique, qui aura tout d’une réplique directe à l’affront que le Parti estimait avoir essuyé par le rejet de sa proposition relative à l’instauration d’une monarchie constitutionnelle et démocratique, où le Roi serait au-dessus des partis et autres forces politiques, et où la gestion de l’Etat serait confiée à un gouvernement issu d’élections libres et transparentes.

Voici le texte du communiqué :

« Le Congrès national de l’UNFP, réuni à Casablanca les 17 et 18 juin 1961, avec la participation de représentants des différentes provinces du pays et de toutes les instances syndicales, agricoles, étudiantes, économiques et commerciales ;

Après avoir soumis à une étude profonde et exhaustive la situation prévalant actuellement au Maroc ;

Relève :

Que la raison de la décadence que connaît le pays sur les plans politique, économique, social et administratif, réside dans le fait que le pouvoir personnel a ouvertement et définitivement pris forme, aidé en cela par la complicité de certains groupes de courtisans obséquieux et opportunistes ;

Que les gouvernants, après avoir essayé de contourner les revendications populaires – relatives à l’élection d’une Assemblée constituante – en imposant un certain Conseil, ont fini par décider d’ignorer définitivement les attentes du peuple, en promulguant la loi dite constitutionnelle, éclatante illustration du mépris qu’ils éprouvent pour ces attentes et du refus qu’ils y opposent ;

Que les efforts déployés par l’UNFP pour aboutir à un programme commun – loin des slogans pompeux et oiseux, et sur la base de l’élection d’une Assemblée constituante – se sont heurtés à une volonté de maintenir une expérience dont l’échec n’est plus à prouver, volonté qui s’est manifestée par la formation d’une instance gouvernementale dont les membres ont été choisis selon leur zèle et leur ardeur à combattre la volonté populaire et à conspirer contre cette volonté ;

Que les gouvernants, cela étant, ont résolu de persister dans leur position de défi, et d’œuvrer à la consolidation de leur pouvoir en renforçant les moyens de répression et en disséminant les éléments féodaux et corrompus au sein de l’appareil administratif et économique, de sorte que tout espoir est désormais devenu vain de voir les responsables reconnaître un jour la nécessité de renoncer à leur attitude méprisante à l’égard des revendications populaires ;

Que, la situation étant ce qu’elle est, la bataille que le peuple est désormais appelé à livrer est celle de la lutte pour le rétablissement de son pouvoir confisqué, afin qu’il soit à même de réaliser ses objectifs et d’empêcher tout retour du colonialisme, sous quelque déguisement que ce retour puisse se faire.

Aussi, le Congrès national décide :

De prendre en charge – en plus de celle du porte-parole des masses populaires qu’il a toujours assumée – la tâche de mobilisateur de ces masses pour la lutte contre le pouvoir personnel, et pour la restitution du pouvoir au peuple, étant donné que c’est du peuple que tous les pouvoirs émanent.

De déléguer toute autorité au Secrétariat général pour dresser un plan de campagne et définir les champs où les masses populaires devront, aux niveaux local et national, exercer des actions ponctuelles et contrôlées visant à leur faire recouvrer leurs droits. »

Le 20 juin, al-Tahrir publie le texte de ce communiqué, flanqué d’un autre, où l’Union syndicale des fonctionnaires annonce « l’ajournement » de la grève, ajoutant : « L’Union appelle tous les fonctionnaires à annuler la grève et à se rendre lundi comme d’habitude sur leur lieu de travail. »

5- Annuler la grève ? Mais contre quoi ?

Le communiqué de l’Union syndicale des fonctionnaires, ou – pour être précis – de la direction de l’appareil syndical, répond par ceci :

« Lors d’une entrevue qui s’est déroulée samedi 18 juin au siège de la Primature, entre le Directeur du Cabinet royal, ministre de l’Intérieur et de l’Agriculture (Guédira) et une délégation de l’Union syndicale des Fonctionnaires – présidée par MM. Mohamed Abderrazzak, adjoint du Secrétaire général de l’UMT, et Driss Medkouri, Secrétaire général du Syndicat des Fonctionnaires – il a été convenu de convoquer le Conseil supérieur de la Fonction publique, pour étudier les revendications des fonctionnaires, en vue de prendre les dispositions nécessaires. »

Ainsi, cette mobilisation sans précédent dans l’histoire de l’UMT comme dans celle de l’UNFP elle même ; ces deux semaines durant lesquelles les réunions, les communiqués, les campagnes d’initiation et de mobilisation se seront multipliés, contrés par de violentes campagnes menées par la radio et la presse gouvernementales, le tout couronné de séries de grèves, de représailles, de heurts et de victimes ; enfin, la décision politique prise par l’UNFP au niveau de la plus haute instance de ce Parti après le Congrès, instance composée au moins de moitié par des éléments issus de l’UMT, dont des dirigeants mêmes de cette centrale ; tout cela est donc gommé d’un trait, suite à une simple rencontre s’étant déroulée seulement la veille de la grève – et qui plus est, avec Guédira, l’incarnation même du pouvoir personnel – et n’ayant abouti qu’à la décision de convoquer le Conseil supérieur des Fonctionnaires, qui depuis sa création ne s’était jamais réuni, et dont même la composition n’était pas encore définie !

On imagine le désarroi général. Masses ouvrières, masses populaires de l’UNFP, cadres de l’organisation syndicale, sans parler de l’ensemble des cadres du parti, tous étaient profondément déçus. Tous à l’exception, bien évidemment, de Mahjoub Benseddiq et de Abderrazzak…

Quant à al-Tahrir – qui menait la campagne de mobilisation, et était donc impatiemment attendu après que la radio eut annoncé l’annulation de la grève – il parera sa première page d’une manchette étalée sur huit colonnes, annonçant en ces termes la décision du Congrès national de l’UNFP : « Le Congrès national de l’UNFP décide : d’entreprendre la mobilisation des masses populaires, au nom de l’opposition au pouvoir personnel et de la restitution du pouvoir au peuple ; de déléguer au Secrétariat général l’autorité de dresser le plan de campagne et de définir les champs où doit s’exercer l’action à entreprendre. Le Congrès étudie les nouvelles dispositions dictées par la situation actuelle. »

Au-dessous, un sous-titre significatif : « Victoire des fonctionnaires », suivi de trois points de suspension qui en disent long… puis : « L’Etat convoque le Conseil supérieur de la Fonction publique pour étudier les revendications des fonctionnaires. »

Suit un éditorial qui commence ainsi : « Les communiqués et autres avertissements que la radio nationale n’a eu cesse de lancer vendredi et samedi derniers, dans le but de terroriser et d’intimider les fonctionnaires – afin de les empêcher de mettre en exécution leur projet de grève d’ailleurs justifié – sont en tout point semblables à ceux que Radio Paris lance dans le ridicule espoir d’intimider les patriotes algériens. »

L’éditorialiste enchaîne, comme pour donner la réplique au communiqué de l’appareil syndical, qui présentait la promesse de convoquer le Conseil supérieur de la Fonction publique sous le jour d’une « victoire » des fonctionnaires, suffisante pour justifier la levée de l’état de mobilisation et l’annulation de la grève : « Les autorités ont certes cédé du terrain, ce qui est sans conteste une victoire ; mais ce n’est jamais qu’une victoire partielle, qui ne devrait pas griser les fonctionnaires, mais plutôt servir à consolider l’unité de leurs rangs, afin qu’ils soient à même de soutenir les batailles qu’ils seront nécessairement appelés à livrer s’ils veulent conquérir leurs droits. Les fonctionnaires sont appelés à se mobiliser durant la période qui nous sépare de la réunion promise du Conseil supérieur, afin qu’ils puissent imposer leurs revendications aux responsables si ces derniers venaient à faire preuve de mauvaise volonté. Quant au Conseil supérieur de la Fonction publique, il doit se montrer, dans ses négociations avec les responsables, à la hauteur du niveau d’organisation et de résolution dont les fonctionnaires ont su faire montre lors de la mobilisation pour la grève. Les membres du Conseil se doivent, cela dit, de rester vigilants, en prévision des manœuvres que les autorités pourraient entreprendre dans leur volonté de faire de la réunion du Conseil une simple tromperie n’ayant d’autre but que de se jouer des fonctionnaires. »

Al-Tahrir avait vu juste. Le Conseil se réunira, mais pour se heurter aussitôt à un problème que l’appareil syndical nommera la manœuvre des responsables, consistant à imposer la présence du pion du syndicat de l’Etat à la réunion du Conseil. De concession en concession, l’affaire finira par s’oublier ; la réunion promise n’aura jamais lieu.

Nulle autre expression n’aurait su rendre compte de la déception alors par tous éprouvée, mieux que les termes de l’éditorial et la disposition significative que al-Tahrir donna au titre et au texte de la « décision » prise unilatéralement par la délégation de l’appareil syndical.

Comme il fallait s’y attendre, l’annulation de la grève ne laissera pas de susciter irritation et mécontentement dans les milieux syndicaux, pour qui la sincérité et le militantisme des dirigeants de l’appareil syndical se trouveront dès lors mis en doute. Dans une manœuvre visant à détourner l’attention, la radio et la presse gouvernementales se lanceront à nouveau dans une violente campagne contre l’UNFP et son dernier communiqué. La réplique viendra sous forme d’un nombre d’articles analytiques et polémiques, dont feu Abdelkader Sahraoui rédigera quelques uns.

6- Intensification de la lutte et aggravation du différend avec l’appareil syndical

Tel était donc le degré du mécontentement que l’annulation de la grève du 19 juin 1961 avait causé, comme le décrit al-Tahrir.

Au niveau du Secrétariat général, la tension atteignait son comble. Le plan adopté et annoncé par le communiqué du Congrès national de l’UNFP avait justement pour but de soutenir l’UMT, qui était alors menacée. En effet, le pouvoir ayant décidé de reconnaître l’UGTM, la série de grèves que les ouvriers avaient déclenchées, soutenus par les commerçants et artisans et par les cadres de l’UNFP, et que la grève des fonctionnaires était censée venir couronner, étaient en fait destinées en premier lieu à exercer des pressions sur le pouvoir personnel, afin de le dissuader de son dessein de « diviser la classe ouvrière » et de saper l’UMT, et en second lieu à dénoncer la décision consistant à rejeter le principe de l’élection d’une Assemblée constituante et à promulguer une constitution accordée qui instituerait légalement le fait accompli, celui du pouvoir personnel.

La tension régnant sur les rapports entre le Parti et le syndicat gagnera en ampleur lorsque les militants du Parti décideront de fonder une organisation destinée à l’encadrement des agriculteurs. L’appareil syndical s’y opposera – alléguant l’existence du Syndicat des ouvriers agricoles qui relevait de lui – et s’emploiera à saper les congrès agricoles régionaux dans les différentes provinces, exigeant que l’on mît fin à l’activité des éléments qui portaient atteinte à l’indépendance syndicale en constituant des cellules ouvrières. La rupture était désormais consommée : d’un côté, se rangeaient les membres de l’appareil syndical, dont Abdallah Ibrahim ; de l’autre, Youssoufi, Baçri et Abderrahim Bouabid. De la simple impossibilité de coexistence entre Mahdi et Mahjoub Benseddiq, la crise du rapport entre le parti et le syndicat au sein de l’UNFP s’élevait ainsi au rang de la véritable discorde entre l’appareil syndical et le Parti tout entier.

L’UNFP maintiendra donc la stratégie adoptée avant la grève des fonctionnaires. Les grèves sectorielles continueront de plus belle au sein des syndicats où s’activaient des militants du Parti, tant parmi les ouvriers que dans les secteurs de l’artisanat et des petits commerces, où les grèves s’alterneront au rythme de la répression exercée par les autorités, pour atteindre leur apogée au mois de juillet. Dans le numéro de al-Tahrir du 27 de ce même mois, par exemple, on pourra lire, étalés sur huit colonnes de la première page, les titres suivants : « Grève générale des employés des transports urbains à Casablanca, Rabat, Fès, Marrakech et Meknès. Le gouvernement mobilise l’armée et les forces de police pour assurer les services de transport, et confisque les véhicules des sociétés privées. Grève générale à Fès en protestation contre l’arrestation des ouvriers ; sous la pression du peuple, le gouvernement est obligé de les libérer. Grève des ouvrières des industries céréalières à Kenitra ; la police réprime sauvagement les grévistes. Grève des travailleurs du Commerce maritime. La grève des artisans se poursuit. »

Sous ces titres, l’éditorial, dont voici l’intitulé, édifiant en soi : « Le peuple est un tout indivisible, que l’on ne saurait répartir en civil et miliaire. Le gouvernement ne parviendra jamais à semer la discorde entre les civils et les miliaires, car nul antagonisme n’oppose leurs intérêts. »

La rubrique Bonjour du 29 juillet 1961 commencera quant à elle ainsi :

« Du peuple nous sommes issus ; à ses côtés nous avons consenti les sacrifices. Seigneur ! Puissiez-Vous mettre fin à ce calvaire !

Ces slogans, que répétaient les éléments de l’Armée affectés par les autorités à la conduite des autobus du transport urbain et à la garde des points d’arrêt de ces autobus, sont la meilleure preuve que les masses populaires, civiles et militaires, sont parvenues à un niveau de conscience qui les rend désormais immunisées contre toutes les manœuvres auxquelles les autorités ont jusqu’ici recouru pour semer la discorde dans leurs rangs.

Après son échec à disperser les forces ouvrières comme à « scinder » la Résistance, l’Etat s’est en effet rabattu sur une nouvelle stratégie, consistant à instaurer un climat d’hostilité et de haine entre l’armée et les forces de police d’une part et le reste du peuple d’une autre, afin d’engager les classes populaires dans une guerre intestine, et de se tenir là, à regarder les humbles s’entretuer, assuré de remporter, sans coup férir, une manche de la bataille. Mais grâce à leur conscience aiguë, les masses populaires, civiles et militaires, ont pu mettre en échec toutes ces machinations, comme cela s’est clairement manifesté lors de la grève menée il y a deux jours par les employés militants des transports urbains.

Encore une fois, le peuple aura démontré à ses ennemis l’iniquité de leurs méthodes et l’inutilité des manœuvres auxquelles ils recourent pour l’abuser. »

7- Grève des postiers, enlèvement de Omar… et appel à la tenue du Congrès

La Fédération des Postiers, qui avait annoncé son intention de maintenir la décision de grève, mettra en effet cette décision en exécution en décembre de la même année. La veille de la grève, des éléments à la solde de l’appareil syndical procèderont à l’enlèvement du Martyr Omar, qui sera séquestré et soumis à la torture dans les caves de la Bourse. Responsable de l’organisation politique au sein des syndicats, Omar oeuvrait en effet, aidé par d’autres militants, à la politisation des travailleurs par leur organisation en cellules, encouragés en cela par la conjoncture favorable, consécutive au mécontentement qu’avait suscité dans leurs rangs la décision d’annulation de la grève prise par le syndicat. L’appareil syndical réagira en protestant véhémentement, auprès du Secrétariat général, contre ces actes de sabotage, qui portaient atteinte à l’indépendance syndicale. Suivront de longs et laborieux débats, qui n’aboutiront à rien, Abdallah Ibrahim s’étant rangé du côté de l’appareil syndical. Finalement, craignant une scission au niveau de la direction du Parti, l’on « conviendra » de convoquer le second Congrès pour trancher le différend.

Mais quel Congrès allait-on convoquer ?