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Culmination de la Bataille rangée : révocation du gouvernement Ibrahim

1- Bataille contre la campagne anti-Ibrahim et « la corruption au sein de l’administration »

Le Roi Mohamed V s’étant déclaré favorable aux mesures économiques qui étaient au centre de la bataille, il fallait s’attendre à ce que la campagne menée par les adversaires de la libération économique gagnât en ampleur. En effet, dès que le Conseil gouvernemental, présidé par le Roi, eut ratifié, le 16 octobre 1959, les mesures économiques historiques en question (voir chapitre précédent), les adversaires de la libération décidèrent de s’attaquer directement aux forces populaires auprès desquelles le gouvernement puisait force et soutien. Pour ce faire, ils fomentèrent un complot visant à séparer le Roi d’avec ces forces, coupant ainsi l’herbe sous les pieds de l’UNFP. Al-Tahrir, avec la Résistance, furent les premiers objectifs visés par ce nouveau complot. Le journal était en effet l’épouvantail qui les effrayait, le projecteur qui mettait à nu leurs actes et exactions. Quant aux liens qui liaient al-Tahrir à la Résistance, ils étaient évidents : Mohamed Baçri, son directeur, et Abderrahmane Youssoufi, son Rédacteur en chef, étaient tous deux à la tête de l’Organisation de la Résistance et de l’Armée de Libération, une des principales constituantes de l’UNFP. La campagne se soldera par une répression généralisée, dont le journal, ses directeur et Rédacteur en chef, ainsi que l’ensemble des Résistants, feront lourdement les frais. Cette répression s’étendra par la suite pour toucher l’UNFP en entier quand s’amorcera le complot du 16 juillet 1963. Mais ni l’arrestation de Baçri et Youssoufi, ni la suspension de al-Tahrir, ne viendront à bout de la détermination des forces populaires ; al-Raï al-Am poursuivra la mission, comme nous l’indiquions dans le précédent volume de cette série.

Les adversaires de la libération recourront également à d’autres procédés visant à entraver l’action du gouvernement et à étouffer les forces populaires. C’est ainsi que l’appareil administratif se mettra à agir exactement à l’opposé du gouvernement, tant et si bien que tout le monde se rendra compte qu’en fait de gouvernement, le pays en avait deux : celui de Abdallah Ibrahim, et celui, secret, systématiquement opposé au premier. La mission à laquelle al-Tahrir s’était attelé – celle de mettre à nu la dépravation et la corruption faisant rage au sein de l’appareil administratif – sera reprise par al-Raï al-Am. Eu égard à l’aspect personnel de ces mémoires, nous ne reproduirons ici que des exemples de textes rédigés par l’auteur de ces lignes, et publiés dans les rubriques Bonjour du premier journal et Franc-parler du second.

Dès le 7 avril 1959, cinq jours seulement après la parution de al-Tahrir, je consacrai la rubrique Bonjour à la transmission des revendications populaires que j’avais eu l’occasion de recueillir lors du festival organisé par les Fédérations Unies deux jours plus tôt, festival que j’avais moi-même encadré.

Voici le texte du premier Bonjour :

« Tous ceux qui eurent l’occasion d’assister à l’un des festivals organisés par les Fédérations Unies (du Parti de l'Istiqlal, bientôt USFP) dans les différentes provinces du Royaume, s’accordent à dire que les masses populaires insistent sur la nécessité de procéder sans plus tarder à l’assainissement de l’appareil administratif, rongé par la corruption et la dépravation, tares héritées des gouvernements faibles et incompétents que le Maroc avait connus durant ces trois dernières années. Tous s’accordent à dire que les masses populaires, ayant recouvré leur énergie et leur vigueur, sont aujourd’hui prêtes à assumer leur devoir national, mais qu’elles ne cessent de se plaindre de certains fonctionnaires qui, pour servir leur propres intérêts ou ceux de la partie politique dont ils relèvent, n’hésitent pas à faire le plus mauvais usage des compétences et du pouvoir qui leurs sont délégués.

Le fait est que l’appareil administratif, toutes branches et tous secteurs confondus, a grand besoin d’être systématiquement révisé par le gouvernement et débarrassé des éléments partiaux autant que des fonctionnaires négligents, qui ne savent pas se montrer dignes de la responsabilité dont ils ont la charge.

Mais au lieu de cela, on constate que nombre des anciens suppôts du colonialisme, ceux-là mêmes qui avaient su tirer fortune des postes qu’ils occupaient durant le protectorat, sont aujourd’hui encore à leur poste, jouant dans le Maroc indépendant le même rôle qu’ils assumaient du temps de l’occupation, et continuant à faire fortune de la même manière que par le passé. Pis encore, certains d’entre eux ont même eu droit à des promotions qui les propulsèrent à des postes auxquels ils n’osaient même pas rêver auparavant, et leur permirent de disposer de certains secteurs de l’Etat comme l’on dispose de son propre bien.

Que le gouvernement mette un terme à cette dépravation, est une nécessité qui ne souffre plus aucun délai, tant le peuple en a jusqu’à présent enduré ». Issam

Concernant la question du paradoxe existant entre la politique du gouvernement et l’action de l’appareil administratif, je publiai un commentaire dans la rubrique Bonjour du 4 novembre 1959, plus d’un mois avant la tenue du Conseil national de l’UNFP, lors duquel sera débattu le problème de la corruption de l’administration et de son opposition à l’action gouvernementale, comme nous l’explicitions dans le volume précédent.

Voici le texte du commentaire :

« Parmi les mille paradoxes dont souffre notre pays, le plus frappant est sans doute celui qui sévit au niveau des appareils officiels de l’Etat.

En effet, et en l’absence de toute force d’opposition respectable, ou même digne d’être citée – le peuple étant tout entier acquis au gouvernement de Sa Majesté le Roi et à ses projets constructifs, visant à accomplir la libération politique, économique et militaire du pays – une autre opposition, officielle, quoique illégale, sévit au sein de l’administration et de quelques services gouvernementaux. Ainsi, coexistent dans notre pays un gouvernement populaire, qui – en parfaite harmonie avec Sa Majesté le Roi, chef de l’Etat – procède à l’édification du pays, et un appareil administratif qui, agissant en despote absolu, œuvre à la démolition de tout ce que le gouvernement parvient à bâtir. Cela ne signifie évidemment pas que tous les secteurs de l’administration soient corrompus ; le fait est que certains d’entre eux empiètent de manière absolument inadmissible sur les compétences des autres. Le peuple, lui, apprécie la transparence constatée depuis l’avènement du gouvernement Ibrahim, autant qu’il se plaint des exactions et du despotisme injustifiés de l’administration. On conçoit aisément le désarroi qui doit être le sien, perdu qu’il est entre un gouvernement patriotique oeuvrant pour l’édification et la libération du pays, et un appareil administratif – pourtant censé agir sur les ordres du gouvernement – qui lui inflige les pires souffrances.

Ce paradoxe existant entre le gouvernement et l’appareil administratif, est la grande interrogation à laquelle aboutit toute réflexion à propos de la situation dans notre pays. Pour l’expliquer, on peut dire que l’appareil administratif – qui avait déjà hérité de toutes les tares dont le pays souffrait sous l’occupation – est devenu encore plus corrompu et plus dépravé depuis l’avènement de l’indépendance. Du temps du protectorat, en effet, l’administration rappelait, plutôt qu’un appareil étatique moderne, un ensemble de fiefs, où le gouverneur, agissant tel un seigneur féodal, n’avait nullement à rendre compte de ses actes. Au lieu de s’améliorer quand le pays recouvra son indépendance, la situation alla empirant, au point que certains secteurs de l’administration agissent désormais sans aucune coordination avec les services gouvernementaux. Ainsi, et au lieu de l’outil exécutif qu’il sont censés être, certains secteurs de l’appareil administratif se permettent d’agir en totale indépendance vis-à-vis des services centraux de l’Etat, entravant d’autant, sur le plan intérieur, l’action gouvernementale, pourtant étendue à des domaines bien plus vastes que ceux dépendant de ces seuls secteurs.

C’est ce système féodal que le peuple dénonce lorsqu’il déplore la corruption et la dépravation de l’appareil administratif.

Il ressort de ce qui précède que les projets et plans prévus par le gouvernement ne sauront jamais être correctement appliqués, tant que ce système administratif archaïque n’aura pas été totalement aboli, que les différents secteurs de l’administration ne seront pas devenus des canaux à travers lesquels le peuple pourra communiquer avec les organismes centraux de l’Etat, et des instruments – aussi efficaces que dociles – aux mains de ces organismes. C’est par l’abolition de ces systèmes administratifs féodaux que doit s’amorcer toute réforme au sein de notre pays.

Etant ainsi établi qu’aucune réforme ne sera jamais possible tant que le gouvernement et l’administration continueront à agir hors de toute coordination, il en ressort que la réforme administrative constitue un prélude nécessaire à tout autre genre de réforme.

Reste une question qui revêt sans doute une importance capitale à ce propos, étant donné qu’y répondre reviendrait à résoudre bien des énigmes : Pourquoi le gouvernement n’entreprend-il pas d’éradiquer ces fiefs désuets et de réformer cet appareil administratif corrompu ?

C’est, dirait l’autre, la question à mille francs… » Issam

Le 9 novembre, je publiai, dans la même rubrique de al-Tahrir, le commentaire que voici :

« Deux facteurs contribuent à retarder la marche du pays vers ses objectifs, et à empêcher la réalisation des projets constructifs et libérateurs préconisés par le gouvernement.

Le premier est la corruption de l’appareil administratif qui, à moins d’être assaini et réformé, continuera à constituer une entrave à l’action du gouvernement.

Pour une part, cette corruption est due aux penchants politiques exigus et à la tendance de certains à obéir, non aux ordres du gouvernement, mais à ceux émanant des éléments destructeurs qui n’ont d’autre souci que celui de leur intérêt propre. L’administration est ainsi devenue elle-même un élément destructeur, ouvertement opposé à la politique du gouvernement : situation que l’on ne constate ni dans les pays démocratiques, ni dans ceux vivant sous la dictature. Dans les uns comme dans les autres, les services gouvernementaux agissent en effet conformément aux directives et à la politique du gouvernement, reflétant au niveau de la réalité vécue la probité ou corruption de ce dernier. Il n’en va pas de même de notre pays, où le gouvernement, mû par une bonne volonté certaine, se heurte à un appareil administratif corrompu, qui met tout en œuvre pour s’opposer à la réalisation des projets gouvernementaux.

Le second des deux facteurs consiste, lui, en ce déséquilibre que l’on constate dans bien des domaines de la vie dans notre pays, notamment en matière de dépenses publiques.

Dans les pays fraîchement émancipés, souffrant encore des affres du sous-développement, la logique veut en effet que la plus grande partie des dépenses publiques soit consacrée à parer aux besoins les plus urgents. Cela signifie que ces dépenses doivent d’abord servir à entretenir et développer les secteurs vitaux, tels l’enseignement, la santé publique, l’agriculture et l’industrie.

Les plus grandes calamités dont souffre un pays comme le nôtre sont l’ignorance, la pauvreté et la maladie. Pour combattre la première, il faut consacrer à l’enseignement un budget conséquent, qui permette de construire de nouvelles écoles et d’améliorer les conditions matérielles des enseignants, afin de dispenser ces derniers de rechercher un emploi autre que le leur.

Le second de ces fléaux exige, lui, pour être éradiqué, que l’Etat consacre les fonds nécessaires au développement de l’agriculture et du secteur industriel, par l’édification d’infrastructures propres à absorber la main d’œuvre nationale. Quant au troisième, son éradication nécessite évidemment que le secteur de la santé publique soit doté de l’infrastructure matérielle et humaine propre à lui assurer un bon fonctionnement. Il ne reste que les secteurs improductifs, ne méritant point, dans un pays pacifique comme le nôtre, l’importance qui leur est accordée.

Si nous désirons vraiment voir notre pays entamer son relèvement, il nous faut lutter contre ce triangle diabolique, formé par l’ignorance, la pauvreté et la maladie. Mais tant que notre administration restera corrompue, tant qu’elle continuera à agir à l’encontre de la politique du gouvernement, et que les ressources de notre pays continueront à être consacrées à des secteurs autres que ceux de l’enseignement, de l’agriculture, de l’industrie et de la santé, nous ne pourrons honnêtement parler de relèvement.

C’était là un mot qu’il fallait dire. »

La suspension de al-Tahrir n’affecta en rien notre campagne contre la corruption de l’administration. La campagne continua de plus belle avec al-Raï al-Am, sur les pages duquel je publiai, dans la rubrique Franc-parler – du numéro 4, janvier 1960 –, le bref commentaire que voici :

« La corruption des organismes humain, animal et même végétal, a de tous temps suscité des réflexions et constitué un sujet d’adages. Voici quelques uns des mots immortels que la postérité nous a laissés à ce propos.

Concernant l’être humain, le célèbre hadith dit : « Sachez qu’il est une menue partie du corps de chaque homme, de laquelle dépend que le corps entier soit sain ou corrompu ; cette partie est le cœur. »

Concernant les animaux, le vieux proverbe grec nous rappelle que « c’est par sa tête que pourrit le poisson » .

Enfin, concernant les végétaux, un auteur français disait : « Il suffit d’une seule orange pourrie, pour que pourrisse le panier tout entier », ce que la sagesse populaire traduit en disant qu’« il suffit d’un seul poisson pourri pour que toute la poche de selle sente mauvais »

Voilà pourquoi, en déclarant la guerre à la corruption, nous savons pertinemment que ce n’est point là inventer l’eau chaude, comme dirait l’autre. » Ibn al-Balad

2- La présence militaire française au Maroc et la révolution algérienne

Parmi les principaux sujets de discorde avec les adversaires de la libération, celui de la position du Maroc officiel vis-à-vis du retrait des forces françaises encore cantonnées sur le territoire national, ainsi que la relation entre ce problème et la bataille que le peuple algérien frère livrait pour son indépendance. Il sied, afin de rendre les choses plus claires, de souligner que lors de la réunion du Conseil administratif de l’UNFP, qu’il présida à Rabat, feu Abderrahim Bouabid affirmait, dans le mot qu’il prononça à cette occasion, que « la question du retrait des troupes étrangères est à la tête des causes nationales pour lesquelles nous luttons. L’accord de retrait que vient de signer le gouvernement (formé après le renvoi du gouvernement Ibrahim, et présidé de fait par le Prince héritier) est pratiquement une reproduction des propositions déjà présentées par la France en 1957 (propositions que le Maroc avait rejetées). C’est un accord qui ne prend pas en ligne de compte une question principale : celle de l’Algérie. Nous n’admettons pas que le Maroc continue de servir de pont aux forces coloniales en route pour ce pays. »

Je fis, dans la rubrique Franc-parler du numéro du 18 octobre 1960 de al-Raï al-Am, un commentaire de ces paroles. Il convient de préciser que cette même position des responsables marocains, critiquée par l’article – position consistant à permettre aux troupes françaises de continuer à transiter par notre pays et à l’utiliser comme base arrière pour leurs attaques contre la révolution algérienne – est celle qui déterminera, bien plus tard, celle qu’adopteront les Algériens vis-à-vis du Maroc et de ses provinces sahariennes.

Voici le texte du commentaire :

« Dans l’exposé qu’il présenta devant la réunion, pour la province de Rabat, du Conseil administratif de l’UNFP – exposé dont le lecteur aura trouvé le résumé dans le présent numéro – maître Abderrahim Bouabid montrait combien les causes nationales dans le Maghreb Arabe sont liées à la question algérienne, et combien les causes nationales marocaines, notamment celle relative au retrait des forces étrangères, sont liées à la guerre de libération que mène le peuple algérien frère.

Au Maroc, certains continuent à regarder la guerre féroce qui fait rage en Algérie, comme étant un problème extérieur au pays, n’ayant guère sa place parmi nos préoccupations nationales, et ne nous concernant que dans le strict cadre du principe de solidarité avec les peuples luttant pour leur indépendance.

Six années se sont écoulées depuis que cette guerre meurtrière sévit en Algérie. Pourtant, il se trouve encore des gens pour penser qu’elle ne concerne que les seuls Algériens. Les rares fois qu’ils évoquent la cause algérienne, ils le font avec aussi peu d’émotion que s’ils parlaient du Congo ou de quelque autre pays lointain. Ces gens semblent ignorer que de l’indépendance de l’Algérie dépendent celles de la Tunisie et du Maroc, et que sans une Algérie indépendante, il serait vain de parler de l’unité du Maghreb arabe.

La position prise par le Maroc officiel se rapproche de cette ligne de pensée. La solidarité avec l’Algérie suppose que l’on commence par s’abstenir de nuire aux militants algériens ; en faire preuve, c’est faire en sorte que le Maroc ne serve plus de tremplin aux actions dirigées contre la cause nationale algérienne. C’est, pour parler franchement, faire en œuvrer pour que disparaissent toutes les bases, les écoles militaires et les réseaux d’espionnage français qui servent, depuis le sol national, à assener les coups au peuple algérien. Sans cela, il est pour ainsi dire dérisoire de parler de solidarité avec l’Algérie, car la solidarité véritable se traduit par des actes, non par des paroles vaines et oiseuses. Mais tant que durera cette présence militaire française au Maroc – présence sans doute utilisée, d’une manière ou d’une autre, à mener la guerre contre la révolution algérienne – les Algériens seront dans le droit de voir là un signe de complicité marocaine, même tacite, avec les forces françaises d’occupation. L’on nous répondra évidemment que les soldats de libération algériens trouvent un asile sûr sur le sol marocain : on oublie, ce disant, que les soldats français y trouvent également asile, et sans avoir, eux, à se cacher. L’on peut dire donc que la position marocaine vis-à-vis de la cause nationale algérienne est pour le moins vague, pour ne pas dire qu’elle est d’une douteuse neutralité.

Voilà pourquoi nous estimons que toute présence militaire française sur le sol marocain est une franche dérogation, de la part du Maroc, au devoir de solidarité avec le peuple algérien dans sa guerre de libération. Consciente de cette réalité, l’UNFP n’a eu cesse de revendiquer le retrait véritable et définitif de toute force étrangère subsistant sur le territoire national, y compris évidemment les réseaux d’espionnage implantés sous le couvert de l’assistance technique. Tout en étant une nécessité dictée par le principe de souveraineté nationale, ce retrait est également un aspect essentiel de la solidarité avec le peuple algérien.

Loin d’être un pays étranger, l’Algérie est une partie intégrante du grand Maghreb arabe ; la guerre qui s’y déroule est celle de tous les Maghrébins. C’est là une vérité que nous nous devons de ne jamais perdre de vue. L’ignorer, c’est se rendre coupable d’une trahison que l’histoire ne pardonnera jamais. » Ibn al-Balad

3- Renvoi du gouvernement Ibrahim…

Convaincu de la mauvaise foi de ses instigateurs, le roi Mohamed V décida de mettre fin à la campagne de répression menée contre les Résistants. Se rangeant du côté des forces populaires réunies sous le blason de l’UNFP, Sa Majesté assista au festival populaire organisé le 1er mai 1960, et s’exprima à cette occasion devant une foule enthousiasmée par l’adoption des dispositions économiques libératrices. Cette prise de position – coïncidant avec la victoire obtenue, aux élections des Chambres du commerce et de l’industrie, par une UNFP qui préparait déjà les communales – fit enrager les ennemis du Parti, qui redoublèrent d’efforts pour faire révoquer le gouvernement Ibrahim. Ce dernier réagit en décidant de se passer des services des policiers français qui, au nom de la fameuse « assistance technique », assumaient encore des responsabilités au sein de la police marocaine. Cette décision se heurta à une violente opposition de la part des hérauts de la Troisième force. Il en résultera une crise que al-Raï al-Am, dans son numéro du 19 mai 1960 déplorera dans un article étalé sur trois colonnes de la première page, où l’on pouvait lire : « Qui finira donc par se retirer, la police française ou le gouvernement Ibrahim ? » Le gouvernement ayant réussi à faire adopter la décision relative au retrait des policiers français, al-Raï al-Am récidivera avec un article paru dans le numéro du 20 mai, sous le long intitulé que voici : « Le Gouvernement Ibrahim assainit l’administration de la Sûreté en la débarrassant des éléments français. L’administration de la Sûreté a reçu du gouvernement l’ordre de mettre fin aux fonctions de tous les éléments français, à dater du 1er juillet prochain. Est-ce là la raison pour laquelle on veut la tête du gouvernement Ibrahim ? »

Dans un article publié le lendemain sous le titre « Sa Majesté le Roi décide de mettre fin aux fonctions du cabinet Ibrahim », on put en effet lire : « Sa Majesté a convoqué Abdallah Ibrahim le 20 mai 1960 pour lui notifier cette décision. »

Cette révocation, survenue une semaine seulement avant l’échéance électorale, sera interprétée comme faisant partie de dispositions préélectorales. Le 24 mai, Sa Majesté fit savoir sa décision de prendre elle-même la tête du nouveau gouvernement, en déléguant ses compétences gouvernementales au Prince héritier. A ce propos, le défunt roi donna un discours, retransmis par la radio nationale, où il définissait le programme et les objectifs de ce gouvernement : « Nous avons toujours eu le soin, depuis que la patrie a recouvré son indépendance, de faire en sorte que les gouvernements dont nous dotons le pays comptent parmi leurs membres le plus grand nombre possible de représentants des différentes instances politiques du Royaume, afin de leur garantir le plus large soutien parmi les composantes de l’Etat. Cela n’étant plus possible aujourd’hui, et en attendant que soit établie une constitution à la lumière de laquelle il nous sera possible d’investir telle ou telle partie des responsabilités gouvernementales, nous décidons, mû en cela par le désir de préserver la stabilité du pouvoir et l’unité de la nation, de prendre personnellement les choses en main, et d’exercer le pouvoir par le truchement du Prince héritier. Les seuls critères que nous adopterons pour le choix des membres de ce gouvernement seront la loyauté, la probité et la compétence. Il aura pour mission de poursuivre, sous notre contrôle et selon nos directives, l’application des programmes économiques, politiques et sociaux, que nous avons établis pour consolider notre indépendance et notre souveraineté, et pour satisfaire les aspirations de notre peuple au développement et à la prospérité. »

Le discours soulignera, entre autres, l’intention de maintenir le principe de non-dépendance en matière de politique extérieure, d’œuvrer pour le retrait des forces étrangères et la libération des territoires encore occupés sur le sol national, de poursuivre l’application de la politique de libération économique, et de lutter contre le chômage en procédant à la réforme agraire et industrielle et en promouvant la formation des cadres.

Survenu dans ces conditions, le renvoi du gouvernement Ibrahim suscitera de nombreux commentaires de la part de la presse internationale, commentaires dont al-Raï al-Am reproduira quelques uns. La presse française, toutes tendances confondues, évoquera la crise ayant précédé et préparé cette révocation, et fera ressortir les véritables raisons qui y avaient conduit, dont essentiellement le désir des éléments conservateurs et autres seigneurs féodaux de conserver leurs privilèges, et les craintes que leur inspiraient les victoires éclatantes réalisées par le gouvernement Ibrahim. Le quotidien français Libération ira même jusqu’à parler de chantages exercés par la France au sujet des soldats français cantonnés sur le sol marocain.

4- Le gouvernement du Prince héritier

Lors des consultations qu’il entreprit pour la formation du nouveau gouvernement, le Roi convoqua feu Abderrahim Bouabid, puis Abdallah Ibrahim, qui, l’un et l’autre, se firent dispenser. Quand viendra le tour de Abdelhadi Boutaleb, membre du Secrétariat général de l’UNFP, il déclarera à la presse, à l’issue de l’audience royale : « M’ayant convoqué, Sa Majesté le Roi m’a proposé de participer au gouvernement que Sa majesté compte former. J’ai répondu à Sa Majesté – Dieu la Glorifie – que je suis fier de la confiance dont elle m’honore, lui assurant que je me mets à la disposition de Sa Majesté pour apporter, tout en restant hors du gouvernement, mon soutien aux programmes annoncés par Sa Majesté dans l’appel qu’elle avait adressé au peuple marocain. »

La déclaration sera applaudie dans les milieux populaires autant que par les militants du Parti.

Le Prince héritier entreprit donc de former le nouveau cabinet, où allaient figurer les leaders de la fameuse Troisième force – ennemis jurés du gouvernement Ibrahim – flanqués de personnalités connues pour leurs liens avec le Palais, et devenues, bon gré mal gré, alliées des premiers.

Voici la composition de ce gouvernement :

Le Prince Moulay Hassan : Chef du gouvernement par intérim ; Driss M’hammedi aux Affaires étrangères ; M’barek Bekkay à l’Intérieur ; Abdelkerim Benjelloun à l’Education nationale ; Mohamed Cherkaoui aux PTT ; Youssef Belabbas à la Santé ; Driss Slaoui au Commerce, à l’Industrie et aux Mines ; M’hammed Douiri aux Finances et aux Affaires économiques ; Abdelkerim Khatib au Travail et aux Affaires sociales ; Hassan Zemmouri à l’Agriculture ; M’hammed Boucetta à la Fonction publique et à la Réforme administrative ; Abderrahmane Benabdelali aux Travaux publics ; Ahmed Alaoui à l’Information et au Tourisme ; enfin, M’hammed Bahnini à la Justice. A en croire la rumeur qui circulait, c’est ce dernier, très proche des milieux du Palais, qui aurait pris l’initiative – lorsqu’il se fut avéré difficile de convaincre Mohamed V de renvoyer le cabinet Ibrahim – de conseiller au Prince héritier de recourir à un ancien stratagème, consistant à s’agenouiller devant son père, à lui baiser le pied en le suppliant de révoquer le gouvernement. Attendri, le défunt roi aurait, dit-on, consenti.

5- Quel genre de monarchie désire-t-on ?

Ces moyens pour le moins saugrenus que l’on mit en œuvre pour faire pression sur le Roi n’allèrent pas manquer de susciter des interrogations parmi la presse internationale, qui s’employa à recueillir la vérité auprès de la personnalité la plus concernée par la politique économique du Royaume : feu Abderrahim Bouabid. Le quotidien américain The New York Times publiera à ce propos un article signé Thomas Bradey, dont al-Raï al-Am reproduira, dans son édition du 3 avril 1960, un résumé où l’on pouvait lire : « Après avoir passé en revue les différents courants composant la scène politique marocaine, l’auteur de l’article décrète, en s’appuyant aux déclarations de Abderrahim Bouabid, que le Maroc se trouve devant trois choix éventuels :

- Une monarchie absolue, à caractère archaïque, solution prônée par ceux qui sont encore empreints de l’esprit féodal, comme elle l’est – pour des raisons économiques – par une partie de la bourgeoisie locale ;

- Une monarchie démocratique, conforme à la pensée comme aux déclarations de Sa Majesté le Roi, et répondant aux aspirations du peuple marocain, quitte à déplaire à ceux qui prétendent que « le peuple n’est pas encore prêt » ;

- Ou bien, une monarchie absolue, maquillée en gouvernement de conservateurs classiques, ayant pour mission principale de détruire les forces vives que nous représentons, de procéder, sous le couvert de l’islam, à l’éradication de tous les mouvements progressistes – accusés de communisme – et de maintenir inconditionnellement la monarchie absolue. »