De « l’unité » forcée à la rupture définitive.
Fondation du Syndicat National de l’Enseignement
1- Pourquoi parler ici du SNE ?
Deux raisons nous conduisent à évoquer le Syndicat National de l’Enseignement. La première est le poids que cette centrale acquerra dès sa fondation, ainsi que l’évolution qui interviendra en conséquence de cette fondation, tant au niveau du Parti lui-même qu’au sein de sa branche syndicale. La seconde est que le SNE allait constituer, dès la rupture définitive d’avec l’appareil syndical, l’échine dorsale de l’UNFP comme de la Confédération Démocratique du Travail ou CDT. Ce qui justifie en revanche la place que nous lui accordons dans un ouvrage ayant des dossiers de la mémoire politique pour objet, est exactement ce pourquoi nous évoquons la presse de l’UNFP : l’auteur de ces lignes a lui-même participé, par la plume et par l’acte, à sa fondation. N’ayant pas été une pure action syndicale, mais bel et bien un épisode de la lutte entre l’UNFP et l’appareil syndical, cette fondation a incontestablement sa place au sein de la mémoire politique.
Les démarches qui devaient aboutir à la tenue, le 20 février 1966, du Congrès fondateur du SNE, trouvent leur origine dans la profonde déception que l’appareil syndical de l’UMT avait causée – parmi les fonctionnaires, mais également dans les rangs des travailleurs – en prenant deux décisions pour le moins douteuses : celle d’annuler la grève du 19 juin 1961, comme nous l’indiquions dans le chapitre précédent, et celle de s’en tenir à la neutralité lors de la vague d’arrestations de juillet. La bataille de la motion de censure livrée par l’UNFP en 1964 – en l’absence de l’appareil syndical, comme nous rappelions plus haut – apportera une nouvelle preuve de la pertinence du choix adopté par le Parti, dont la popularité atteindra des côtes jamais égalées, cependant que l’appareil syndical se cantonnera dans une indifférence feinte.
S’ensuivra une vague de mécontentement dont les remous affleureront en surface au sein des fédérations syndicales affiliées à l’UMT, notamment la Fédération Nationale de l’Enseignement, où un groupe d’enseignants, dont des adhérents de l’UNFP, ne se contentant plus de protester et d’exercer l’opposition dans le cadre du syndicat, entreront en contact avec la direction du Parti, proposant d’entamer une action de sensibilisation dans leurs secteurs respectifs, dans le cadre de la résolution adoptée en 1962, qui stipulait la fondation de cellules politiques au sein de la classe ouvrière. L’accord de la direction étant obtenu, le Martyr Omar se chargera de la coordination générale, tandis que l’auteur de ces lignes prendra en charge le secteur de l’Enseignement, avec la présence effective de Omar, non seulement comme coordonnateur général, mais également en tant qu’acteur principal au sein du syndicat des PTT, entre autres centrales syndicales. La cellule mère dans le secteur de l’Enseignement – elle se composait de trois membres principaux : feu Ahmed Mechiche, feu Larbi Zerrouq, et notre frère Larbi al-Jabri – eut pour première mission celle d’imposer la démocratie interne au sein des instances sociales des enseignants, notamment la Mutuelle et la Solidarité Universitaire Marocaine ou SUM. Larbi al-Jabri jouera un rôle prépondérant dans ce sens, étant le premier Marocain à joindre, en 1961, l’appareil dirigeant de la Mutuelle générale de l’Enseignement. De même, la situation à la SUM subit un changement considérable avec le second Congrès de l’organisation, qui aboutit à l’élection de notre frère al-Qoh à sa tête.
Ces hommes constituaient une élite d’enseignants qui, pour avoir été en contact avec les syndicalistes français exerçant au Maroc et affiliés au Syndicat National des Instituteurs – ou SNI – français, avaient pu s’exercer d’une manière ou d’une autre à l’action syndicale. Soutenus par d’autres enseignants militants syndicaux, tels notamment Ahmed Damdomi et feu Tahar Abou al-Izza, ils conduiront un mouvement de protestation au sein de la Fédération nationale de l’Enseignement, filière de l’UMT, afin d’imposer la démocratie à l’intérieur de cette fédération. L’élection en 1965 des comités paritaires constituera le point de départ d’une mobilisation générale parmi les enseignants, toutes catégories confondues, visant à assurer la réussite dans ces élections à une liste indépendante, concurrente de celle de l’appareil syndical.
2- Des comités paritaires au SNE
Les élections des comités paritaires qui se déroulèrent en 1965 auront donc véritablement constitué le point de départ de l’action qui devait aboutir à la fondation du SNE. La campagne électorale organisée à cette occasion sera en effet, pour le nouveau mouvement éclos parmi les enseignants, une opportunité unique de s’organiser, en présentant partout des listes indépendantes de l’appareil syndical, constituées en très peu de temps, mais qui triompheront de leurs adversaires avec des pourcentages atteignant par endroits les cent pour cent. Surprenant le ministère autant que l’appareil syndical, ce choix sera celui de toutes les catégories d’enseignants, depuis les instituteurs et jusqu’aux inspecteurs.
Une nouvelle réalité naissait ainsi des élections paritaires : à présent que les enseignants se plaçaient de facto à l’extérieur de la fédération relevant de l’appareil syndical, la création d’un cadre organisationnel s’imposait. Ce sera le Syndicat National de l’Enseignement, dont le Congrès fondateur se tiendra le 20 février 1966, en présence de délégués de 46 branches locales, couvrant l’intégralité du territoire national et représentant toutes les catégories des fonctionnaires de l’enseignement, y compris ceux exerçant au sein des services centraux et extérieurs du ministère. Les congressistes décideront d’organiser sans plus tarder des élections visant au renouvellement des Bureaux locaux du syndicat, en préparation du premier Congrès, annoncé pour le mois d’avril de la même année. Au jour dit, les branches locales avaient pour la plupart procédé aux élections et renouvelé leur bureau. Mais le propriétaire du local où le Congrès devait se tenir se dérogea soudain, pliant à des pressions douteuses. Le Congrès sera enfin reporté au 6 juillet de la même année 1966.
3- Le SNE : démocratie et unité
Dès sa fondation, le SNE publiera une revue, Les Enseignants, rebaptisée plus tard La Famille enseignante. J’eus l’occasion de participer à la rédaction de cette revue, en y publiant des textes traitant de sujets de l’heure, et en assumant la charge de l’éditorial, que je rédigeais régulièrement, notamment durant les premières étapes.
Parmi les questions qui se posaient justement, figurait celle, cruciale, de savoir comment préserver l’unité syndicale sans avoir pour autant à abandonner la lutte visant à imposer la démocratie au sein des appareils syndicaux. Je rédigeai à ce sujet un article intitulé « Démocratie et unité », où je m’efforçai d’expliquer comment le statut fondateur du SNE avait pris soin de respecter les deux principes. (Revue Les enseignants ; N° 4, avril 1966)
En voici quelques extraits :
« Lorsque les enseignants opérèrent leur soulèvement béni, ils devaient satisfaire simultanément à deux principes indissociables : réaliser la démocratie au sein de l’action syndicale, et faire de cette démocratie un instrument de lutte et d’unité.
Pour sortir les enseignants de la situation où les avaient conduits les déviations syndicales, il était nécessaire de satisfaire à deux principes : celui de la démocratie interne, et celui de l’unité syndicale. C’est en effet grâce à la démocratie que l’on pourra stimuler et renouveler l’action syndicale, et c’est grâce à leur unité que les enseignants pourront satisfaire leurs revendications.
Or, seule la véritable démocratie peut rendre possible l’unité, et seule l’unité solide peut permettre à la démocratie de s’instaurer et de s’exercer en tant que fondement de toute action syndicale.
Mais afin que ces deux principes directeurs cessent d’être une simple chimère pour devenir un devoir respecté et observé par tous et une vérité claire aux yeux de tous, il fallait que le statut fondateur du SNE en fût inspiré, et qu’il s’engageât clairement à en respecter l’esprit et le sens. Il ne faut donc pas s’étonner si le statut du syndicat déclare sans détour que la démocratie syndicale est la base et le fondement de son activité, et que seule la démocratie interne peut garantir le droit de chacun à prendre part aux débats, à définir l’orientation générale du syndicat et à élire ses instances responsables. Il ne faut pas non plus s’étonner de voir le statut du syndicat affirmer, avec la même insistance et la même certitude, que l’unité est le fondement de toute action collective, que l’action est la voie menant à l’unité, et que cette dernière ne saurait être dissociée de la démocratie, qui à son tour doit être au service de l’unité.
L’idée directrice dominant tous les chapitres et articles du statut du syndicat est celle de la démocratie, pour l’individu au sein de l’Organisation, autant que pour les organes subalternes de cette dernière vis-à-vis des instances dirigeantes. En vertu de cette idée – de ce principe, devrions-nous dire – chaque membre du syndicat est en droit de prendre l’initiative, pour peu qu’il reste attaché à l’orientation générale par tous définie et par tous reconnue et approuvée.
En vertu de ce principe, chaque membre du syndicat sera en droit d’exiger des comptes, de contrôler et de discuter. Même convaincu de transgression ou d’écart, il aura toujours le droit de se défendre avant que ne soit prise à son encontre aucune disposition prévue par le statut ;
En vertu de ce principe, les branches locales seront en droit d’agir pour la concrétisation des choix primordiaux du Mouvement, de prendre toutes les initiatives qu’elles jugeront utiles pour le renforcer dans leurs zones de compétence respectives, et aussi de contrôler l’action de toutes les instances nationales supérieures ;
En vertu de ce principe, chaque membre du syndicat sera libre d’adhérer au mouvement politique ou idéologique de son choix, sans craindre d’être importuné pour cela, et sans que son choix n’engage les autres membres du Mouvement ;
En vertu de ce principe, enfin, chaque responsable devra parvenir à son poste à partir des bases, et à travers des élections, comme il sera tenu d’appartenir à une des branches locales, condition sine qua non pour accéder à toute responsabilité au sein du Mouvement.
A la lumière de ces données, entre autres, le principe de la démocratie interne s’affirme en tant que méthode d’action, et la démocratie comme étant un préalable nécessaire à l’action syndicale.
Reste le second principe syndical, indissociable du premier. Les chapitres et articles du statut du Syndicat affirment clairement que la démocratie est un aspect de la force et une voie vers son acquisition ; autrement dit, une manifestation de l’unité et un instrument permettant de la réaliser. Tout comme il le fait de l’esprit de la démocratie, le statut fondateur du SNE s’inspire de celui de l’unité : non une unité se limitant aux seuls enseignants, ou même aux seuls fonctionnaires du ministère de l’Education nationale, de la Jeunesse et des Sports et des Beaux-Arts, mais une unité rassemblant toutes les composantes de la classe ouvrière nationale, qu’ils s’agisse de travailleurs manuels ou intellectuels.
Aussi, et afin que devienne possible cette unité vaste et globale – la seule à être à même de délivrer les travailleurs de la stagnation, du laisser-aller, de l’exploitation et de la tyrannie – il faut l’asseoir sur des bases de démocratie et d’action. C’est l’objectif que le Mouvement se fixait à travers son statut, en se déclarant partie intégrante de la classe ouvrière, et en prouvant sa disposition à coopérer avec tous les mouvements partageant ses soucis et visées. C’était également ce même objectif qu’il poursuivait en déclarant, sans tergiversation ni détour, qu’il se réservait le droit d’appartenance à la centrale des travailleurs, l’UMT, lorsque se seront réalisées, au sein de cette centrale, des conditions plus favorables à l’action démocratique.
En stipulant tout cela, le statut fondateur a su donner la réplique aux colporteurs de rumeurs et d’accusations oiseuses, en fournissant la preuve irréfutable de la foi de tous en l’unité – non seulement entre les enseignants, toutes tendances et orientations politiques et idéologiques confondues, mais également entre eux et le reste de la classe ouvrière dont ils partagent le combat, la condition et le destin – et de la foi en la démocratie, dont l’absence au sein de la Fédération nationale de l’Enseignement avait favorisé stagnation, laisser-aller et déviations.
Le statut du SNE n’est en fait que l’expression de ce en quoi nous croyons, et la figuration du mode d’action que nous adoptons au sein de notre Mouvement. Il dépend de nous de concrétiser ce statut sur le plan du comportement pratique, afin qu’il ne reste pas un simple texte de loi. Cela exige une fidélité sans faille au principe de la démocratie, qui serve l’unité par la lutte et la discipline. »
4- La SUM : un attentat manqué
L’une des premières actions du SNE naissant sera la résurrection de l’organisation de la Solidarité Universitaire Marocaine ou SUM, et l’assujettissement de cette organisation à la cause des enseignants et à leur lutte pour l’instauration de la démocratie interne au sein des instances syndicales et sociales.
Fondée – sous le protectorat – à l’image de son homologue française, la SUM sera d’abord dirigée par des instituteurs français, avant de passer, aux premières années de l’indépendance, aux mains des Marocains, à l’issue d’un « premier » Congrès qui se déroulera de manière absolument non démocratique. Comme nous l’indiquions plus haut, la situation commencera à s’améliorer après le second Congrès, avec l’élection de notre frère al-Qoh à la tête de l’organisation. Ensuite, lorsque les commissions de coordination entameront leur action dans le champ syndical en 1965, sera lancée une action visant à convaincre la SUM de tenir son troisième Congrès en parallèle avec celui, fondateur, du SNE. L’organisation tiendra effectivement son Congrès le 10 juin 1966, au siège du SNE, sis avenue Hassan Seghir, à Casablanca.
A l’issue du Congrès, dont Ahmed Damdomi assurera la présidence, l’organigramme de la SUM subira un changement radical, aboutissant à un Bureau dont voici la composition : président : Ahmed al-Qoh ; vice-présidents : Bouchaïb al-Ouarraq et Mohamed Uthman ; secrétaire général : Mohamed Abed al-Jabri ; adjoint du secrétaire général : Mohamed Abou al-Izza ; trésorier : Larbi al-Jabri ; adjoint du trésorier : Ali al-Bachir.
Des éléments de l’appareil syndical essayeront, en vain, d’investir les lieux où se tenaient les séances du Congrès. J’estime à ce propos – l’objet de notre ouvrage étant de relater des mémoires personnels, concernant leur auteur en premier lieu – qu’il serait édifiant de rapporter le fait suivant :
Comme je quittais le siège des réunions à la fin du Congrès, je remarquai la présence, devant le local, d’un groupe d’ouvriers ayant à leur tête un individu dont je préfère taire le nom, connu à cette époque pour diriger les bandes de l’appareil syndical, qui s’attaquaient aux militants et usaient de violence à l’encontre de quiconque osait émettre une opinion différente ou faire preuve de liberté d’esprit. Je poursuivis mon chemin, mais quand j’eus parcouru la moitié de l’avenue Seghir, entre Derb Omar et Bd. Mohamed V, je fus soudain cerné par un groupe de près de trente ouvriers. Je m’arrêtai, et notre ami de s’avancer vers moi, me menaçant et incitant les autres à me prendre à parti. A ma surprise, aucun des hommes n’esquissa le moindre geste dans ma direction. Bien au contraire, à la gêne que je lus dans leur regard fuyant, autant qu’à l’attitude gauche et embarrassée qu’ils prirent, je me rendis compte qu’ils me reconnaissaient, pour m’avoir souvent aperçu à al-Tahrir, à la Bourse comme en tant d’autres foyers de l’action politique et syndicale. Désespéré de les voir me lyncher comme il le souhaitait, notre ami se rabattit sur une autre stratégie. Avisant un agent de police qui passait par là sur sa mobylette, il lui fit signe de s’arrêter, ce que l’agent fit, intrigué par cette foule rassemblée en pleine rue. Quand il parvint à notre hauteur, le chef de bande lui cria d’une voix de fausset, en m’indiquant du doigt : « Cet homme insulte le roi ! »
L’agent resta un pensif moment, dans un silence de mort, puis, remontant sur sa mobylette, il reprit sa route sans avoir soufflé mot. Avec un sourire apitoyé à l’adresse de notre pauvre ami, puis, je me frayai un chemin parmi les ouvriers qui devaient me « lyncher », m’éloignant à mon tour sans mot dire, laissant là notre ami, monsieur le « Respectable Député ». Campagnes de répression et de poursuites, et mise en doute de la crédibilité des militants L’activité politique se poursuivra donc au sein de la classe ouvrière ; le SNE et le Syndicat national des PTT restructurés, l’organisation politique s’étendra dans les différents secteurs ouvriers. Les travailleurs commenceront pour leur part à prendre des initiatives militantes, ne tardant pas à gêner l’appareil syndical. Celui-ci réagit en créant ce
qu’il nommera le Comité d’organisation, organe chargé d’exécuter de violentes campagnes de répression, et de délations tendancieuses, mettant en cause des cadres syndicaux militants, qui feront l’objet de poursuites, d’arrestations et de campagnes d’intoxication et de diffamation, où l’on recourra à l’arme de la rumeur pour « griller » certains militants, en faisant croire à une prétendue collaboration secrète avec les services de la police. Malheureusement, la manœuvre réussira souvent, semant l’incertitude dans les rangs, et faisant planer le doute sur de nombreux militants. Entre autres méthodes, les agents de la police secrète avaient coutume de s’arranger pour se montrer dans la rue en compagnie du militant que l’on voulait « griller ». Comme cette police « secrète » n’avait en fait de secret que le nom, la rumeur n’était pas longue à circuler. C’est ce qui fera répéter plus tard à un certain Boukhari, notre fameux moissonneur de nuit, des inepties telle cette assertion selon laquelle 70% des adhérents de l’UNFP auraient été en rapport avec les services de police.
6- Une unité mort-née : trois secrétaires généraux !
Pendant que l’organisation politique, à l’instigation du Martyr Omar, s’élargissait au sein des syndicats, advint le désastre du 6 juin 1967. A cette occasion, le frère de Mahjoub Benseddiq adressa au roi Hassan II, au nom des ouvriers du port de Casablanca, un télégramme dénonçant violemment la présence sioniste au Maroc. Le port de la ville avait en effet vu défiler, en 1961-1962, des milliers de Juifs marocains en route pour la Palestine. Désireux de sauver son frère d’une arrestation qu’il voyait bien imminente, Mahjoub Benseddiq crut bien faire d’adresser au roi un télégramme similaire. Il sera lui-même arrêté et passé en jugement.
L’appareil syndical n’avait pas l’habitude de voir ses dirigeants se faire arrêter. Même dans leurs pires cauchemars, les éléments « actifs » dans la Bourse du Travail n’auraient pu imaginer l’un de leurs dirigeants sous les verrous. Que dire donc quand c’est le grand Mahjoub lui-même qui se fait arrêter ! Aussi, dès que la nouvelle fusa, les locaux de la Bourse se vidèrent-ils de leurs occupants, qui accoururent se terrer chez eux ou se fondre dans la nature. Les militants de l’UNFP assurèrent la relève, prenant en charge la direction des affaires du syndicat, dont ils occupèrent les locaux, coupant court à toute velléité de l’Etat de s’en emparer. Peu à peu, la Bourse recouvra la vie, certains disparus ayant fini par refaire surface. Entre militants du Parti et membres du syndicat, un rapport nouveau naquit, du genre de la solidarité dans le malheur.
Dans le souci permanent qu’il avait de défendre la cause des classes laborieuses, feu Bouabid prit l’initiative d’entrer en contact avec les dirigeants de l’appareil syndical, y compris Benseddiq, afin de trouver la parade au danger qui menaçait la centrale syndicale. C’est ainsi que le Comité administratif de l’UNFP, réuni le 11 août 1967, rendit public un communiqué où l’on pouvait lire :
« Sur l’invitation de MM. Abdallah Ibrahim et Abderrahim Bouabid, membres du Secrétariat général de l’UNFP, le Comité administratif national de l’UNFP s’est réuni en session extraordinaire pour débattre de la situation générale prévalant à l’intérieur du Parti. Des contraintes majeures ayant jusque-là empêché la tenue du troisième Congrès national, finissant par rendre impossible, pour la direction du Parti, de continuer à le gérer avec les anciennes instances officielles, sans opérer des changements fondamentaux dans la composition de ces instances ; le Comité administratif : décide la constitution d’un collège exécutif, formé par les membres du secrétariat général MM. Abdallah Ibrahim, Abderrahim Bouabid et Mahjoub Benseddiq, qui assureront, en coordination avec le Secrétariat général, la gestion du Parti… et la préparation du troisième Congrès…. Le collège portera le nom du Bureau politique, chacun de ses membres recevant le titre de Secrétaire général. Seront également adjoints à ce collège, en qualité de Secrétaires adjoints, MM. Mohamed Lahbabi, Mohamed Fechtali et Dr. Abdellatif Benjelloune, et ce afin de combler les sièges restés vacants au sein de ladite institution. (…) Le Comité administratif affirme que l’unité et l’indépendance syndicales sont des principes sacrés, qui ne sauraient en aucun cas être violés. »
Nul besoin d’être particulièrement perspicace pour constater combien cette « unité » illustre le mal qui, depuis la fondation des Fédérations unies du Parti de l’Istiqlal, n’avait cessé de ronger le corps de l’UNFP, empêchant jusqu’à ce jour, sous le prétexte de la « direction collective », la création du poste de Secrétaire général du Parti. Il suffit, pour s’en convaincre, de considérer ce collège, ou Bureau politique, dont les membres portent chacun le nom de Secrétaire général d’on ne sait quoi !
Comme il fallait s’y attendre, la décision suscitera colère et indignation parmi les militants, dont certains iront jusqu’à geler leur activité au sein du Parti. Les éléments du SNE, à qui l’on demandera de dissoudre leur nouvelle centrale pour réintégrer les rangs de la Fédération nationale à la Bourse de Casablanca, hésiteront d’abord avant de décider, par nécessité disciplinaire, d’obtempérer, gelant l’activité de leur organisation et rejoignant la Bourse. Les postiers en feront de même, de sorte qu’au bout de quelques semaines seulement, il s’avérera que l’appareil syndical n’avait d’autre souci que de restaurer la situation d’avant 1965. Sur le plan du Parti, Abdallah Ibrahim se chargera de louer un local, sis à la rue Magellan à Casablanca, comme nouveau siège de l’UNFP, dont il devenait Secrétaire général. L’activité avait cependant considérablement baissé au sein du Parti, la plupart des militants ayant comme on l’a vu fini par geler leur activité.
Des mois puis des années s’écouleront donc, durant lesquels les militants de l’UNFP garderont leurs distances, gelant ou diminuant considérablement leur activité au sein du Parti. Les campagnes de répression se succèderont ; les sombres nuages des complots reparaîtront à nouveau à l’horizon ; de nouveaux procès seront organisés (procès de Habib Forqani et ses compagnons, en décembre 1969), suivis de l’enlèvement de Saïd Bounaïlate et Ahmed Benjelloune – enlevés à Madrid pour être rapatriés de force et placés à Dar al-Moqri – puis de la création de la Koutla nationale, composée des « directions » de l’Istiqlal et de l’UNFP (août 1970), et enfin, à l’automne de la même année, d’une nouvelle vague d’arrestations et de procès qui chevaucheront sur l’année suivante.
Les procès de Marrakech démarrent en juin ; un mois plus tard, la nouvelle tombe, abasourdissante : le coup d’Etat de Sekhirate (juillet 1971) venait d’avoir lieu.
Feu Hassan II entreprendra par la suite de larges consultations visant à répondre à la question du pourquoi. Des contacts seront établis avec la Koutla, visant à étudier la formation d’un gouvernement qui en serait issu. Au niveau du syndicat, l’on décidera de poursuivre l’organisation au sein des centrales, dans la perspective de la rupture finale d’avec l’appareil syndical, rupture qui se consacrera définitivement le 30 juillet 1972.
7- Une franche autocritique, et un nouveau départ
Le 30 juillet 1972, les membres du Comité administratif engagés au sein de l’UNFP se réunirent chez Habib Cherkaoui à Rabat. Lors de cette réunion, feu Abderrahim Bouabid présentera un rapport d’autocritique au sujet de « l’unité », dont voici un extrait :
« Par cet accord (celui de l’unité avec l’appareil syndical), nous avions espéré que, malgré le passé proche et lointain, malgré les erreurs et malgré tout ce qui était advenu entre 1962 et 1972 – ce dont vous êtes tous bien informés – l’autre partie aurait su tirer les conséquences (de l’arrestation de Mahjoub) et assimilé les leçons de la réalité, celle du pouvoir réactionnaire, de l’opportunisme, du féodalisme et des complots capitalistes visant à semer la discorde dans les rangs de l’opposition progressiste. J’avais pour ma part estimé qu’il était de mon devoir, en tant que membre du Secrétariat général, et en raison de l’absence de certains de nos frères, de prendre moi-même l’initiative à ce sujet. C’est ce que je fis, suite à quoi tous nos militants se sont mobilisés pour prêter main forte à l’UMT, à un moment où, ankylosée par la bureaucratie, la direction du Syndicat s’est trouvée incapable de réagir à l’arrestation de son Secrétaire général …
C’était là la raison principale, et même la seule et unique raison, de l’initiative que nous prîmes en 1967. J’en assume personnellement l’entière responsabilité devant vous, en reconnaissant avoir contraint un grand nombre d’entre vous à adhérer à cet accord qu’ils jugeaient, à juste raison, inutile, au vu de leurs longues et amères expériences précédentes avec l’appareil syndical. En revanche, je dois dire que je ne regrette point cette position prise en 1967, ni ne regrette d’avoir contraint nombre de mes compagnons de lutte à l’avaliser pour en faire notre choix collectif. Je ne regrette rien de cela, car je sais que mes intentions étaient bonnes. L’on a beau répéter que les bonnes intentions n’ont pas leur place en politique, je persiste à croire que toute action patriotique ou militante ne naissant pas d’une bonne intention est condamnée à l’échec, car restant toujours au-deçà du militantisme véritable, elle n’aidera point à la réalisation des objectifs révolutionnaires. En l’absence de la bonne intention et de la volonté sincère, en l’absence de mœurs révolutionnaires, jamais aucun objectif révolutionnaire ne saurait être atteint.
Malheureusement, ni les bonnes intentions, ni les idées constructives, n’auront rencontré d’écho auprès de l’autre partie. Quand nous avions entamé le dialogue, nous l’avions fait sans préalable ni idée préconçue ; notre seul objectif était d’œuvrer à la sauvegarde de l’Organisation de la classe ouvrière. Il n’en allait pas de même de l’autre partie qui, elle, avait des comptes à régler et des préalables à imposer, sans aucun trait aux intérêts de la classe laborieuse, ni à ceux du Parti, encore moins à ceux du pays. (…)
Avant 1967, les appareils centraux de l’UNFP étaient, sinon à l’image de ce qu’ils auraient dû être, du moins présents sur la place. Il y avait des membres assidus, des militants qui se réunissaient, dressaient les plans d’action et s’organisaient. Il y avait également un mouvement d’organisation et d’initiation à travers les provinces, et une continuité dans l’action et dans la lutte. Après 1967, ces militants, qui pourtant avaient préservé la vie de l’organisation et lui avaient permis de survivre, se verront considérer par l’autre partie comme des éléments douteux. Pis, ils seront pourchassés pour être enfin expulsés des locaux du Secrétariat général. Mais loin de se laisser impressionner, car pleinement conscients de leur véritable devoir, nos militants ont poursuivi leur action au niveau des provinces et des sections locales, abandonnant le siège de la Bourse à ceux qui tenaient tant à l’accaparer. »
Se demandant ensuite : « Quel a donc été le résultat des deux accords de 1967 ? », il répond : « Il s’est avéré à la fin que nos conceptions respectives du Parti et de la militance diffèrent au point d’être incompatibles. Eux n’acceptent pas les nouveaux militants qui émergent de la base, ni ne souffrent aucune critique. Tout ce qu’ils sont disposés à agréer, c’est un consentement inconditionnel et des applaudissements sans fin. Or, cela, nos militants à nous s’y refusent. Ils se refusent à ce que notre Parti se transforme en un troupeau. Nos militants veulent leur Parti tel qu’ils l’avaient conçu et fondé : un Parti de lutte continue pour la réalisation de nos objectifs de libération et de socialisme. (…) L’accord était un accord entre dirigeants ; un accord qui ne provenait pas des bases. Les bases ne sont en effet jamais en désaccord entre elles pour avoir besoin d’accords, étant toutes, ouvrières ou non, révolutionnaires par nature. La base est saine : elle est contre l’opportunisme, la bureaucratie, le féodalisme, l’exploitation, et contre le capitalisme réactionnaire et pourri. »
Ainsi devait s’achever le long processus des tensions qui marquèrent les rapports entre le Parti et le Syndicat au sein de l’UNFP. Si nous n’avons que brièvement évoqué les conditions dans lesquelles fut adoptée la résolution du 30 juillet 1972, c’est que nous aurons l’occasion d’y revenir dans le septième volume de cette série.