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Introduction

 

 

Souvenirs de al-Tahrir

 

La police, « l’information »
 et Bukhari, rapporteur de toute nouvelle !

 

1- Une expérience fondatrice

Mon expérience au sein de al-Tahrir fut, sans conteste, la plus riche et la plus chère à mon coeur. Ce fut, à juste titre, une expérience fondatrice, qui devait constituer mon entrée véritable dans le champ de la militance politique et journalistique. C’est elle qui me fera connaître de tous, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’UNFP, y compris des « services compétents ». C’est également au sein de al-Tahrir que je devins, pour les dirigeants du Parti, un frère et un camarade digne de la confiance de tous ; et c’est en pratiquant l’écriture politique dans les colonnes de ce quotidien — sur la base de « l’information » que vous obtenez de vos sources comme d’ailleurs — que j’appris à écrire en prenant garde aux lectures et interprétations auxquelles mon écrit pouvait éventuellement se prêter : technique grâce à laquelle mes écrits très souvent violents ne fournirent jamais aux lecteurs spécialisés dans le décryptage des intentions le moindre indice qui eût pu leur servir de prétexte pour m’accuser de quoi que ce fût, ou pour saisir ou suspendre le journal

Voici l’histoire d’une passion.

2- Exiguïté spatiale, et densité temporelle.

Le local du journal se trouvait dans celui de l’imprimerie Imprigéma, sis au 46, rue de la Garonne, sur l’artère s’étendant du cinéma Chahérazad à Aïn El Borja, non loin de l’avenue Ibn Tachfine, à Casablanca. Le syndicat français, qui détenait la propriété de l’imprimerie en tant que société anonyme, en avait fait don aux syndicalistes marocains. Le camarade Youssoufi, ainsi que d’autres leaders du mouvement travailliste marocain, avaient à ce titre reçu des actions de cette société. Ils les abandonneront toutes à l’UMT, qui finira par en devenir l’unique propriétaire.

Le local était très modeste. Le rez-de-chaussée était entièrement occupé par une vieille rotative, avec ses rouleaux de papier et tous les matériel et matériaux d’impression. A droite, près de la porte, s’élevait un escalier qui passait devant le bureau du directeur — M. Calvon, à l’époque — situé à l’entresol. Le chargé de contact avec ce dernier pour l’UMT était feu Tibari, qui devait d’ailleurs le remplacer plus tard. Au premier étage, un petit couloir s’ouvrait à droite sur une vaste pièce de quatre mètres sur huit, qui servait de local au bureau de l’Avant-Garde, hebdomadaire de langue française que publiait l’UMT, tandis que son homologue arabophone al-Taliaa occupait une pièce de mêmes dimensions située en face. Les locaux de al-Tahrir étaient situés plus loin sur la gauche, dans un espace vide divisé en quatre compartiments de deux mètres sur trois chacun.

Le premier de ces compartiments était réservé au rédacteur des informations, Abdessalam Bousserghini, chargé de l’écoute des radios et de la traduction des dépêches de l’AFP — la MAP locale n’étant pas encore née. Le second était occupé par les rédacteurs des correspondances locales et les correcteurs (en 1959-1960, ils n’étaient le plus souvent que deux : Mustapha Ammari et Ibrahim Kamil). Feu Mohamed Bahi, spécialisé dans la politique internationale et les mouvements de libération en Afrique, occupait le troisième, tandis que l’auteur de ces lignes, assumant la fonction de Secrétaire de rédaction, occupait la dernière, placée au bout de l’étroit couloir.

Le Rédacteur en chef, Abderrahmane Youssoufi, n’avait pas de bureau particulier, pas plus que n’en avaient le Directeur Fqih Baçri et le Martyr Mahdi. Le bureau du Secrétaire de rédaction servait de bureau temporaire au premier quand la salle de rédaction était occupée, comme aux seconds lors de leurs brèves visites pratiquement quotidiennes au siège du journal. Le Rédacteur en chef ne disposera d’un bureau propre qu’après que les bureaux de al-Taliaa auront été transféré aux locaux de la Bourse du Travail. Bien évidemment, nulle trace de luxe, ni dans le bureau du Rédacteur en chef -quand il en eut un- ni dans les autres. Nul canapé, nul fauteuil; juste quelques sièges branlants, en métal ou en bois, durs et rugueux.

Le bureau du Secrétaire de rédaction était à dessein placé au bout du couloir : sa position, surplombant les grosses linotypes et la table de mise en page, lui permettait de superviser le travail des typographes, classant les articles de chaque page selon la priorité et l’importance de l’article en question, concentrant son attention sur la lecture que tel contenu, tel emplacement ou telle typographie pouvaient susciter. Ces opérations -auxquelles s’ajoutaient évidemment les tâches habituelles : rédiger les commentaires politiques, classer les informations, lire le courrier, etc.  -aboutissaient enfin à la presse, située sur la droite, où les épreuves finales, composées en caractères de plomb, étaient imprimées sur un papier spécial destiné à être reproduit.

Le bureau du Secrétaire de rédaction ne désemplissait par ailleurs jamais de visiteurs, responsables de l’UNFP ou autres. Entre écriture, téléphones et visites, le travail se déroulait donc dans un temps extrêmement dense, ce qui ne laissait évidemment pas d’engendrer des tensions.

A cause du matériel désuet et non performant, le journal prenait un temps relativement long pour être imprimé. Personne ne disposait de machine à écrire personnelle, à l’exception du directeur de l’imprimerie, qui en possédait une d’un vieux modèle. Aussi, le Secrétaire de rédaction était-il obligé de se présenter au bureau vers 9 heures du matin, le quittant pour une courte pause à midi trente, avant d’y revenir pour ne le quitter à nouveau que passé dix ou onze heures du soir. S’il voulait emporter un numéro, il devait attendre jusqu’à minuit, voire plus tard. A condition, bien évidemment, qu’il n’advienne aucune avarie de rotative. Quand cela arrivait -et Dieu sait si ce n’était pas rare- la réparation prenait habituellement une heure, voire davantage, temps qu’il fallait mettre à profit pour la préparation de la matière du jour suivant.

C’est ainsi qu’il en fut de al-Tahrir durant les deux premières années de son existence (et de al-Raï al-Am, qui devait le remplacer). Le temps et l’expérience aidant, nous pûmes gagner progressivement du temps, parvenant à sortir le journal à 20 heures, ce qui nous permit d’attraper trains et autobus en partance pour les autres villes du Royaume[1].

3- Une camaraderie muette … !

A Casablanca, les vendeurs ambulants de al-Tahrir montaient la garde devant les locaux du journal dès 19 heures, plus d’une heure avant la sortie du nouveau numéro. Ils se faisaient bien évidemment concurrence, mais devenaient solidaires dès que le journal venait à faire l’objet de surveillance policière. Ils se plaisaient alors à jouer au cache-cache avec une police secrète qui n’avait en fait plus rien de secret, les agents chargés de la surveillance ayant à la longue fini par ne plus observer aucune discrétion. Parfois, lorsque — suite à quelque article cuisant — la rédaction était soumise à une surveillance particulièrement serrée, une fourgonnette, chargée d’éléments des Compagnies Mobiles d’Intervention (CMI), stationnait ostensiblement devant les locaux du quotidien, interdisant manu militari la sortie du nouveau numéro avant que la police « secrète » revînt avec la permission ou l’ordre de saisie. Les éléments de cette dernière venaient en effet se saisir de quelques exemplaires du numéro à paraître, qu’ils emportaient vers les locaux de la Direction locale de la Sûreté nationale, d’où lecture était faite par téléphone aux personnes compétentes à Rabat, suite à quoi, après des « consultations » qui pouvaient prendre des heures, la sentence était prononcée, que la police secrète s’empressait de transmettre. Souvent, la saisie n’était même pas communiquée : on se contentait de faire durer l’attente jusqu’à ce que, le soir tombé, le numéro devînt désuet !

Si l’autorisation était donnée pour le jour suivant, nous nous mettions au travail sans plus tarder. Sinon, nous agissions selon la nature et l’intensité du conflit : nous n’hésitions pas à retirer l’article ou le commentaire objet de litige quand l’affaire n’était pas d’importance, mais persistions, lorsque la lutte culminait, à reproduire le même numéro, n’y changeant que la date et quelques informations internationales, quitte à ce que ce nouveau numéro fût lui-même saisi, ce qui d’ailleurs advenait souvent. Le jeu durait jusqu’à ce que -les numéros sortis sous le manteau et la Radio médina aidant- l’information ou le commentaire en question ayant fini par faire le tour du pays, nous ne jugions plus nécessaire d’insister.

La police ne nous informait jamais de la raison pour laquelle la saisie était décrétée. Peut-être l’ignorait-elle. Nous étions, pour notre part, au fait des réalités de notre pays et savions à quoi nous en tenir. Nous savions autant de nos gouvernants qu’eux-mêmes savaient de nous, les battions souvent de vitesse, les surprenant, sans jamais nous laisser surprendre par eux. Souvent, nous étions certains que tel article ne maquerait pas de nous valoir une saisie, voire une suspension, mais l’imprimions néanmoins quand le but était de faire entendre aux responsables une vérité que nous les savions vouloir taire.

4- Secret professionnel

Je me permets de divulguer ici un petit « secret professionnel » resté jusqu’à ce jour ignoré de tous, à l’exception du Martyr Mahdi et du frère Baçri : lors des visites qu’il nous rendait deux ou trois fois par semaine, le Martyr se dirigeait directement vers le bureau du Secrétaire de rédaction, échangeant sourires et plaisanteries avec le personnel de la rédaction. Un jour, alors que nous discutions depuis un moment, il me lança :

- Le Fqih t’a-t-il parlé ? (il fallait entendre : d’une certaine affaire.)

- Non, répondis-je.

- Alors, il le fera aujourd’hui, sinon, demain, dit-il.

C’était entendu.

Le lendemain, Fqih nous rendait sa visite habituelle. Pendant que nous bavardions à bâtons rompus, il me lança soudain :

- Des informations nous parviennent de toutes parts sur le pouvoir et ses appareils différents : ce qu’ils disent, pensent, etc. Or, ces informations ont besoin d’être triées, classées et commentées. Nous avons jugé que tu étais le mieux à même de t’acquitter d’une telle tâche. D’abord, parce que tu jouis de la confiance de tous. Ensuite, parce que l’on peut prendre contact avec toi sans susciter de soupçons, vu que la nature de ta fonction au journal t’amène à recevoir tout le monde. Enfin, ces informations t’aideront certainement dans la rédaction des éditoriaux et commentaires.

- Aucun problème, répondis-je.

- Bien. Alors, tu resteras en contact permanent avec ces gens (il me cita des noms) qui viendront te rendre visite ici ou ailleurs. Bien évidemment, tu te trouveras toi-même d’autres sources. Je reste pour ma part en contact avec toi comme d’habitude. Il se tut un moment puis reprit :

- Ah ! Autre chose : Mahdi nous fait savoir qu’une certaine personne cherche à prendre contact. Mahdi t’a proposé. Voici les nom et adresse de la personne concernée.

Cela se passait en l’été 1959. Je pris en charge ma nouvelle mission et continuai à m’en acquitter, sans avoir pour cela besoin que l’on me donnât de nouvelles directives. C’est ainsi que mes liens d’amitié avec Mahdi, Baçri et Youssoufi devinrent encore plus serrés. Il en advint de même avec feu Abderrahim Bouabid : depuis qu’il fut à la tête de l’UNFP, et surtout depuis 1972, il ne tranchait jamais une question politique sans s’être auparavant enquis de ce que j’en pensais.

Le résultat fut que mes relations avec ces leaders parvinrent à un niveau qui les rendit indépendantes de ma présence ou non au sein de telle ou telle instance du Parti. Il importait peu, désormais, que je fusse ou non membre de ces institutions, d’autant plus qu’aucune ambition personnelle ne déterminait mon comportement ni mon action.

Mais fermons cette parenthèse, et revenons-en à nos relations avec la police.

5- Harcèlements… perspectives nouvelles

 La police montait la garde aux portes de l’imprimerie ou à proximité, contrôlant les entrées et sorties. Mais si cette surveillance permanente ne nous gênait pas outre mesure, il n’en allait pas de même des écoutes téléphoniques. En effet, les techniques d’écoute -autant que les installations téléphoniques elles-mêmes- étant à l’époque plutôt rudimentaires, vous sentiez, quand on écoutait votre communication, que quelqu’un partageait votre ligne, accaparant parfois même la ligne entière, vous laissant, vous et votre correspondant, échanger des « Allô ! » aussi exaspérants qu’inutiles. Ils nous arrivait souvent de crier dans le récepteur, interpellant l’agent chargé de l’écoute :

- Mais vous nous prenez tout le débit ! Allons bon ! Soyez raisonnable !

Autant parler à un mur, évidemment…

Un jour, nous décidâmes de jouer un tour à cet invisible gêneur.

Appelant le préposé à la permanence téléphonique au siège du Parti, nous l’informâmes que nous avions besoin d’un certain document -un papier sans aucune importance particulière- que nous envoyions le coursier chercher. Parvenu sur place, ce dernier- nous avions fait exprès de le retenir- eut la surprise d’entendre le préposé lui dire que quelqu’un d’autre s’était présenté avant lui pour récupérer le document ! Ils avaient donc donné dans le piège ! Le lendemain, al-Tahrir rapportera l’anecdote. L’agent affecté à l’écoute nous laissa dès lors une part du « jus ».

Même hors des locaux du journal, les rédacteurs et techniciens de al-Tahrir n’échappaient pas aux harcèlements. Mais loin de se laisser impressionner, ils s’en faisaient un sujet de plaisanterie, se racontant chaque matin les « aventures » de la veille. De fait, la police nous appliquait à chacun un traitement particulier : un contrôle de loin pour les responsables du journal, y compris le Secrétaire de rédaction, et un harcèlement- allant de la provocation aux franches menaces- pour ses ouvriers, ses vendeurs ambulants et mêmes ses visiteurs.

Je dois dire que jamais je ne fis l’objet du moindre manque de respect de la part des éléments de la police. Bien au contraire, ils faisaient preuve, à mon égard, d’une considération proche de celle qu’ils réservaient à Abderrahmane Youssoufi lui-même. Si ce dernier forçait le respect de tous ceux qui le connaissaient, je devais pour ma part ce privilège au fait que nombre de ces agents avaient, eux-mêmes, un parent ou une connaissance à eux, été mes élèves au primaire. A cela s’ajoutait évidemment ma situation au sein du journal, le soin que je prenais d’éviter toute provocation, mais aussi la place particulière que me conférait la mission de contact évoquée plus haut. Il est rare, en effet, que l’on se trompe, quand on connaît bien le chemin à suivre.

Parmi les signes de « respect » que me témoignaient ces agents, je cite ces quelques anecdotes.

- Mes déplacements entre la maison et le journal étaient constamment surveillés, ce qui, au fond, était loin de me nuire. En effet, comme la nature du travail m’imposait souvent -je l’ai déjà dit- de rester assez tard au local du journal, les rues étaient désertes quand, souvent minuit passé, je rentrais chez moi. La voiture banalisée qu’occupaient mes « anges gardiens » était donc pour moi un compagnon que j’étais bien loin de ne pas apprécier. Un jour, obéissant à une brusque impulsion, j’actionnai mon clignotant de droite et rangeai la voiture. Celle des policiers fut évidemment obligée de poursuivre sa route. Je manœuvrai alors et pris un chemin détourné pour rentrer. Arrivé devant chez moi -j’habitais alors la maison familiale sise place Séraghna- je les trouvai qui m’attendaient. L’un d’eux descendit du véhicule et vint à ma rencontre : « Tout va bien ? me demanda-t-il. C’était une panne de voiture ? » Je répondis par un sourire. « A votre place, je considérerais cette surveillance comme une garde personnelle », ajouta-t-il, avant de se lancer dans une violente diatribe contre eux, entendre ses supérieurs.

- Quand la surveillance dont Fqih Baçri faisait l’objet devint trop serrée -et surtout lorsque nous apprîmes qu’on projetterait même de le faire assassiner- il fut obligé d’entrer dans une semi-clandestinité. Ne sortant plus jamais seul, il nous rendait visite en secret au local du journal. Les agents en faction sur place étaient ainsi souvent surpris d’apprendre qu’il était venu, puis sorti, sans qu’ils s’en fussent rendu compte. Parfois, lorsque, pour une raison ou une autre, son accompagnateur devait partir avant lui, Baçri me demandait de le déposer.

Un soir donc, nous montâmes dans la voiture  -près de laquelle était garée un véhicule de police- et prîmes la direction du boulevard Gandhi, où le Fqih voulait se rendre, suivis de très près par nos gardiens. Le Fqih, qui les observait dans le rétroviseur, en eut soudain assez : « Arrête, me dit-il. Je vais descendre parler à ces dévergondés ! » Je lui dis de ne pas s’en faire, que j’allais m’en occuper.

Quelques minutes plus tard, en effet, je bifurquai subitement dans une ruelle donnant sur l’avenue Ibrahim Roudani, où la voiture de police me suivit. Mais j’avais quelques secondes d’avance, ce qui me permit de semer mes poursuivants en manœuvrant dans le dédale des ruelles, pour revenir dans l’avenue, quelques dizaines de mètres plus loin. Derrière nous, nulle trace de nos gardiens. Nous poursuivîmes donc notre chemin. Je déposai mon passager et rentrai au siège du journal. Mes « anges gardiens » étaient là, à m’attendre. « Tu nous as bien eus cette fois-ci. Mais tu ne nous la joueras plus ! », me lança l’un d’eux, hilare. Nous partageâmes un franc rire et j’entrai dans le journal en souriant.

6- Echapper à l’enfer de la torture

Cette espèce de proximité avec les agents chargés de notre surveillance finit par instaurer entre eux et nous une sorte de sympathie muette. Nous nous connaissions par les noms et, malgré le système de roulement qui réglait leurs factions, le contact quotidien rendait inutile toute tentative de faire semblant de s’ignorer : nous échangions donc salutations, sourires et hochements de tête. Je gagnai, pour ma part, leur respect et leur sympathie en évitant tout comportement provocateur à leur égard, et en montrant que je concevais bien qu’ils ne faisaient qu’obéir aux ordres, attitude qu’ils semblaient particulièrement apprécier. En effet, quand vous vous habituez à voir une personne matin et soir, il vous devient difficile de ne pas la considérer comme un ami. C’est précisément cette sympathie muette qui allait me permettre d’échapper, à plus d’une reprise, aux supplices que nombre de mes camarades devaient endure dans les différents centres de détention- secrets ou non- du Royaume.

En voici quelques exemples.

♦ Sauvetage au centre « Moulay Chérif »

En juillet 1963, l’UNFP fut victime d’un grand complot que nous aurons l’occasion d’évoquer plus en détail dans le numéro 4 (Démocratie et pouvoir personnel).

Nous étions régulièrement mis au courant des machinations qui nous visaient. Souvent, nous en savions mêmes les détails. C’est ainsi qu’il fut décidé que Mahdi devait quitter le pays avant de se faire arrêter, afin de pouvoir agir de l’extérieur quand le complot qui se préparait contre l’UNFP viendrait à être amorcé. Il faut dire aussi qu’il était sérieusement visé, au point que, moins d’un an auparavant, on en était arrivé à essayer de l’assassiner par le biais d’un accident de voiture provoqué, comme nous l’expliciterons dans le numéro 6 . Mahdi ne se laissera que difficilement convaincre. A la fin, il quittera le pays le 15 juin 1963.

On ne le reverra jamais plus…

J’avais à l’époque réintégré l’enseignement, laissant ma place de Secrétaire de rédaction à Me. Mohamed ben Allal Seddiqi. Bien évidemment, cela ne m’empêchait pas de me rendre quotidiennement au siège du journal -dès que mes nouvelles responsabilités m’en laissaient le temps[2], et également durant les vacances scolaires- pour aider à la rédaction des commentaires et donner mon avis sur telle ou telle question.

Le 10 juillet 1963, j’étais en compagnie de Abderrahmane Youssoufi dans le bureau du Secrétaire de rédaction, à échanger nouvelles et commentaires, tandis que le frère Seddiqi était occupé avec les ouvriers à mettre au point le numéro à paraître. Youssoufi me demanda si je pensais qu’on allait nous arrêter le 16, jour où le Comité central du Parti devait tenir séance. Je répondis que c’était à mon avis très probable.

Le 15 juillet, et à la lumière d’informations qui nous étaient parvenues concernant le complot mijoté contre l’UNFP, nous avions acquis la certitude que l’arrestation devenait imminente. Aussi, essayai-je de convaincre Seddiqi de ne pas se rendre le lendemain au siège du Parti. Je le priai de rester au journal, lui promettant de me charger moi-même du rapport de presse. Rien n’y fit ; il s’obstina à s’y rendre. Je ne pouvais évidemment pas lui dire que nous risquions tous d’être arrêtés, que son arrestation — si elle advenait — allait laisser un vide à la tête du journal. Peut-être savait-il lui-même à quoi s’en tenir… Toujours est-il qu’il s’obstina à prendre part aux travaux de cette réunion du Comité central, qui devait décider de la participation ou non du Parti aux élections communales imminentes. Feu Mohamed Bahi était, quant à lui, en Algérie, où il assumait depuis un an déjà la fonction de correspondant local de al-Tahrir.

Mahdi étant absent, Baçri contraint à la clandestinité, seuls étaient présents feu Abderrahim Bouabid et Abderrahmane Youssoufi, qui présida la réunion. Peu après le début de la séance -qui eut lieu au siège du Secrétariat général de l’UNFP, sis à l’étage d’un immeuble de l’avenue Allal ben Abdallah- le gardien de l’immeuble vint nous avertir qu’une grande force de police cernait les lieux. Seddiqi étant parmi nous, le journal se retrouvait du coup privé de responsable. Comme d’habitude, nous nous concertâmes, Youssoufi et moi. « Essaie de t’échapper, me dit-il. Sinon, le journal risque de se retrouver décapité ! » Je réfléchis un moment. Aucune chance de passer par le bas, l’ascenseur et les escaliers devant être sans aucun doute cernés. Restait la terrasse. Je montai. Comme la porte d’accès était fermée, je la poussai prudemment. Bien m’en prit, car cinq éléments de la police étaient là en faction : quatre agents occupaient les quatre coins de la terrasse, faisant face aux voisins curieux, tandis que le cinquième, leur chef, se tenait derrière la porte. Par chance, ce dernier était un des officiers habituellement affectés à la garde devant le siège du journal, et auxquels nous liait, comme nous l’avons vu, une sorte de sympathie muette. Quand je levai le regard sur lui, il me fit un bref clin d’œil. Rebroussant chemin, je redescendis donc trouver Youssoufi, et lui expliquai la situation. Nous décidâmes de rester, toute fuite étant désormais impossible. La situation ne nous préoccupait d’ailleurs pas outre mesure, car nous savions que, ce jour-là du moins, le complot ne pouvait aboutir. Pour nous prémunir contre tout abus éventuel de la part des forces de police, Youssoufi avait en effet pris la précaution d’inviter deux journalistes étrangers, qui tous deux avaient répondu à son invitation. Il faut dire que, selon les informations qui nous étaient parvenues, l’un des stratagèmes du complot consistait à déclarer que des armes avaient été découvertes en bas de l’immeuble, ce qui permettrait de conclure que la réunion avait pour but une distribution d’armes. Idée saugrenue, et plan pour le moins inique ; mais c’était tout de même le plan projeté par l’appareil « sécuritaire » chargé d’orchestrer la scène.

La réunion se déroula comme si de rien n’était. Les questions à l’ordre du jours furent toutes débattues, y compris bien évidemment celle de la participation aux élections communales. Il fut décidé de boycotter ces dernières, et de retirer les candidatures présentées au nom du Parti. Le Comité central rendit public un communiqué virulent, à la mesure de la violence même de l’époque, auquel nous reviendrons dans le numéro quatrième numéro de cette série, consacré à la question démocratique.

Vers vingt heures trente, la police investit le siège du Parti et arrêta tous les présents, y compris les deux journalistes étrangers (ils seront relâchés plus tard), ainsi que quelques militants qui se trouvaient là en simples visiteurs.

Nous fûmes 105 à nous retrouver ce soir, vers 21h.30, au siège du commissariat central, avenue Roudani. Abderrahim Bouabid fut relâché, Youssoufi transporté à l’infirmerie du commissariat, comme nous l’apprirent nos gardes. Le reste des détenus furent placés dans une grande salle, habituellement réservée aux briefings.

La pièce était vaste, mais nous avions du mal à trouver de la place sur son sol, tant nous étions nombreux. Cependant, et hormis cette promiscuité, il faut dire que notre séjour rappelait plutôt un camping qu’une détention. Une tension couvait, certes, qui ne sera patente que lorsque commenceront les interrogatoires. A partir du troisième jour — si ma mémoire est bonne — une équipe de police secrète nous rendra en effet visite tous les jours à seize heures, pour appeler des noms, à commencer par les dirigeants. Nous saurons par nos gardiens que nos camarades étaient transférés dans les services de la « police judiciaire », sis à Derb Moulay Chérif, centre patent de détention et de torture.

J’avais pour ma part élu domicile devant l’embrasure d’une grande fenêtre située près de la porte. Le choix de l’endroit n’était point arbitraire : de là où j’étais, je me trouvais à moins d’une coudée des éléments de CMI qui montaient la garde à notre porte, et pouvais donc entendre ce qui se disait. La fameuse sympathie muette allait se révéler payante : certains agents faisaient exprès de parler à voix haute à leurs collègues quand il s’agissait d’une information qu’ils voulaient me communiquer. Cette position me permettait par ailleurs de savoir quand l’agent chargé d’accompagner les détenus aux toilettes était un de mes amis, auquel cas je demandais à me rendre dans la salle de bains. Là, me mettant derrière la porte, j’écoutais les informations que me transmettait mon garde. C’est ainsi que j’appris que Baçri avait été arrêté trois jours seulement après notre arrestation. J’ai également pu faire parvenir, par cette même voie,  des messages oraux et écrits à ma femme.

Parmi les détenus se trouvait mon homonyme et parent, Mohamed al-Jabri, alias Bouziyane, qui avait été arrêté alors qu’il se rendait en visite routinière au siège du Parti. Le cinquième jour, quand vint l’heure de l’appel, heure de toutes les tensions et toutes les craintes, on entendit appeler Mohamed al-Jabri. Nous étions alors allongés par terre, à attendre l’heure du transfert vers l’enfer de Moulay Chérif. A l’annonce de mon nom, je jetai un coup d’œil aux gardes. Ils étaient manifestement étrangers à Casablanca et ne me connaissaient donc vraisemblablement pas. Me tournant vers mon cousin allongé près de moi- il souffrait d’une violente colite- je lui lançai : « Vas-y, toi ! » Il comprit tout de suite et se leva sans mot dire. Un de nos gardiens, ne pouvant contenir un sourire, se détourna… Parvenu à Moulay Chérif, Bouziyane eut un accès de douleur, réel ou fictif, qui obligea ses geôliers à le transporter à l’hôpital où il séjourna un bon moment, échappant ainsi à la torture.

Deux semaines s’écouleront avant que l’on vînt à nouveau appeler al-Jabri. Plus d’homonyme à faire se substituer à moi. Je partis donc avec mon « comité d’accueil » qui me fit monter, les yeux bandés, dans une voiture aux vitres grillagées. Parvenus à Moulay Chérif, vers 21h, on me fit monter un escalier. Là, on m’ôta le bandeau des yeux. La première scène que je vis alors fut celle de corps allongés par terre, les mains et les pieds entravés et ensanglantés, l’air exténué, le visage tourné vers le mur. Je reconnus Abdelouahed Radi et Moustafa Ammar, qui me lancèrent un regard apitoyé en me voyant conduire vers la dernière pièce à droite.

Elle était nue. Pour tout meuble, un bout de natte râpée jeté à même le sol. Je n’allais pas tarder à comprendre qu’il s’agissait d’une antichambre de la torture. En effet, à mon arrivée, je trouvai là un vieil homme de la campagne, n’ayant manifestement aucun lien avec l’UNFP ni avec le cadre dans lequel nous avions été arrêtés. Trente minutes environ après mon arrivée, on vint chercher mon colocataire. Toute la nuit durant, les cris du pauvre homme me parvinrent, emplissant la lourde atmosphère de ce lugubre endroit.

Je ne devais jamais plus le revoir.

Le matin venu, je demandai à aller aux toilettes. Quand on m’y autorisa, je sortis dans le couloir pour tomber sur Radi et les autres, toujours allongés au même endroit. Il me regarda et je m’empressai de faire un signe de dénégation. Lui et ses compagnons d’infortune croyaient évidemment que c’était moi que l’on avait torturé la nuit passée.

Je séjournai quelque temps dans ma pièce déserte. L’intensité des tortures avait nettement diminué. Un soir, vers 21h, on vint me chercher. En pénétrant dans la salle de torture, je poussai un discret soupir de soulagement. Trois de mes cinq tortionnaires étaient en effet des amis qui me connaissaient bien pour avoir longtemps monté la garde devant le siège du journal et participé aux nombreuses saisies dont il avait fait l’objet. Leur chef était bien connu de tous ; son subordonné immédiat était feu Moutanabbi, un ancien combattant qui, ayant sans doute des comptes à régler avec ses compagnons de la Résistance, était particulièrement dur à leur égard. Durant la lutte armée contre les occupants, il avait cependant été sauvé par des patriotes de Figuig, qui l’aidèrent à échapper aux autorités coloniales, lorsque ces dernières l’eurent identifié comme étant un des auteurs des attentats de Casablanca. Depuis, il considérait cette aide comme une dette personnelle envers les gens issus de Figuig.

Quand je fis donc mon entrée dans la salle de torture, deux des geôliers — un petit trapu, surnommé Sbaa (le Lion), et un Noir rabougri que je préfère nommer Haj, surnom que tous d’ailleurs se donnaient — se mirent à me « préparer » pour la séance de torture. Après m’avoir bandé les yeux, le Lion me fit m’allonger sur un long siège. Sous ma tête, un récipient rempli d’un liquide sale, près duquel était posée une serpillière à la vue tout aussi peu ragoûtante.

Voulant me faire changer de position pour mieux m’attacher, le Lion me donna une chaude claque sur la nuque : « Tourne-toi par là, espèce de … », me dit-il avec hargne. Le bandeau me tomba des yeux, et je me retrouvai nez à nez avec deux de mes amis.

C’est vraiment étrange, l’effet qu’un simple regard peut faire… L’un des deux hommes -le chef du groupe- se leva soudain d’un bond, criant à ses collègues : « Attendez ! Allons dîner d’abord ! » Il ordonna ensuite au Lion de défaire mes liens, et on me sortit dans le couloir où l’on me fit asseoir à croupetons près de la porte de la salle. Quelques minutes plus tard, feu Moutanabbi me lança, en passant devant moi : « Si tu as quelque chose à leur dire, dis-le sans tarder. Ne te laisse pas inutilement maltraiter ! »

En l’entendant me dire cela, je me demandai s’il agissait ainsi en ami ou si ce n’était là pour lui qu’une manière de faire son boulot de flic.

J’attendis longtemps que les Haj aient fini de dîner. Quand enfin me parvint la voix du chef du groupe qui ordonnait à un des gardes de me reconduire dans « l’antichambre », je me demandai si c’était là un nouveau stratagème d’interrogatoire, ou s’il s’agissait d’une opération de sauvetage. Cette seconde hypothèse s’avèrera être la bonne.

Ceux qui venaient de subir les interrogatoires à Moulay Chérif étaient placés dans les cellules des différents commissariats de la ville. Mais si l’on jugeait nécessaire de procéder à un complément d’enquête, les détenus étaient transférés vers Dar El Moqri à Rabat, où les interrogatoires étaient menés par d’autres moyens, tels ceux décrits par Boukhari dans ses déclarations.

Je fus pour ma part transféré dans le siège du septième arrondissement de police de Derb Sultan, situé derrière le marché du Joumaa. L’endroit était réputé pour ses cellules héritées de l’ère coloniale, placées au fond du garage souterrain, de manière qu’à l’arrivée, le passage était rapide du véhicule de police à la cellule. Celle qui m’échut était la dernière sur la droite. On m’y poussa et le battant de fer se referma sur moi. En haut de la porte, un grillage barrait la seule fente de la cellule. Le gardien qui m’avait escorté à peine parti, j’entendis une voix qui m’interpellait dans un arabe volontairement emprunt d’accent français : « Bienvenue, Si Abed ! » Je souris. J’avais reconnu la voix du camarade Kreyyem de Salé. Quelques instants plus tard, nous nous découvrions mutuellement : Kreyyem occupait la cellule contiguë à la mienne, suivi de Si M’barek, et ainsi de suite, dans des cellules individuelles. Feu Chakir devait nous rejoindre plus tard. Il était dans un piteux état. Un jour, comme nous nous dégourdissions les jambes dans la cour de promenade, il me confia qu’il avait surtout été déçu de voir un camarade — il est à présent décédé — pourtant grand militant, dévoiler, lors d’une confrontation organisée par la police, des secrets, des informations et de détails qu’il ne l’aurait jamais cru capable de révéler. Chakir, en tant que l’un des militants qui formaient à l’époque le staff du Secrétariat général, devait en effet faire face aux interrogatoires les plus musclés et endurer les tortures les plus raffinées.

Je n’avais pas passé trois jours dans ce lugubre endroit que je m’aperçus que l’un de nos gardiens était une « vieille connaissance » du temps des sièges de al-Tahrir. Me reconnaissant à son tour, l’homme me salua d’un geste. Le lendemain, j’étais dans ma cellule quand j’entendis le grincement du verrou qu’une main faisait glisser de l’extérieur. Comme ce n’était pas l’heure de la promenade, je regardai, intrigué, à travers la petite fente grillagée en haut de la porte. C’était ce même agent de police. D’un geste bref, l’homme entrouvrit la porte de la cellule, sortit de dessous son uniforme un numéro soigneusement plié de al-Tahrir, qu’il me mit à la main. Puis, laissant la porte entrouverte, afin de me donner de la lumière, il monta la garde pendant que je dévorais des yeux les pages du quotidien. Quelques instants plus tard, je lui rendis le numéro plié. Il referma la porte de la cellule et remit le verrou en place avant de disparaître. Ainsi, même au fond de ma cellule, al-Tahrir venait me fournir les précieuses « informations », dont la plus importante était d’ailleurs que le cher papier continuait à paraître. Je devais apprendre — par ce numéro comme par d’autres qui allaient suivre — que le nouveau responsable du journal était feu Abdelkabir Jaouhari. Professeur de philosophie au lycée dont j’assurais la direction, feu Jaouhari avait l’habitude de nous rendre visite au siège du journal. C’était un intellectuel engagé, mais non un militant que l’on se serait attendu à voir prendre les fonctions de Secrétaire de rédaction.

Soumis à un siège de plus en plus dur après notre arrestation, al-Tahrir ne pouvait sortir régulièrement. Quelque quinze jours plus tard, il cessa de paraître. C’était tout naturel. Mais plus naturel encore -aussi étonnant que cela puisse être- était que les numéros du journal pussent déjouer le siège policier depuis l’imprimerie pour me parvenir dans ma cellule, grâce à un membre des CMI, un homme que je connaissais certes de vue, pour l’avoir souvent aperçu en faction devant le siège du journal, mais dont le nom me reste jusqu’à ce jour inconnu. Il faut dire que mon cas n’était pas unique : de nombreux militants arrêtés auront bénéficié de sympathies similaires dans d'autres centres de détention.

Un mois plus tard, mon dossier ne contenant rien qui pût être retenu contre moi, je fus libéré. Ce ne fut malheureusement pas le cas de nombreux autres militants qui, pour avoir échangé propos et informations avec leurs codétenus, ne trouvaient rien d’autre à dire, quand ils étaient sous la torture, que « Untel m’a dit ceci ou cela, quand nous étions rassemblés au siège du commissariat central ! » Il s’ensuivait un infernal cercle vicieux de délations aussi compromettantes que dénuées de sens et de portée véritable !

 

 

♦ Un Haj à Rabat

C’était en juillet 1963. Quatre ans plus tard, nous nous installâmes, ma femme, ma fille et moi, à Rabat, où je venais d’être nommé professeur à la faculté des lettres. Cette fille, mon aînée, était venue au monde quelques jours seulement avant que je me fusse arrêté. Une petite fête en son honneur était prévue pour le 17 juillet 1963. Comme mon arrestation advint un jour plus tôt, la fête fut annulée.

Quand nous nous installâmes donc à Rabat, la fillette avait cinq ans. Je l’inscrivis à l’école primaire Guessous. Un jour, comme nous nous dirigions, elle et moi, vers l’endroit où j’avais garé ma voiture, je sentis une main se poser sur mon épaule. Je me retournai, et un homme à la peau sombre de me prendre à bras-le-corps, me couvrant de baisers. Je le reconnus immédiatement : c’était le Haj qui m’avait donné cette claque retentissante, alors que j’étais allongé sur un banc sale, les yeux bandé, un jour — désormais lointain — de 1963. Lui aussi avait un enfant inscrit à cette même école. Nous n’échangeâmes pas beaucoup de mots. Juste un sourire, un timide et perplexe « Comment allez-vous, Si al-Jabri ? », après quoi l’homme s’en fut, tout heureux de constater que je lui tenais nullement rigueur de ses « gentillesses » d’antan…

♦ Mordu du PMU !

Parmi les prolongements de cette sympathie réciproque et muette qui avait fini par me lier à quelques éléments de la police, je cite cet épisode édifiant.

C’était en 1973, durant la grande vague d’arrestations dont les militants de l’UNFP avaient été victimes suite aux incidents qui s’étaient produits à Sidi Bouazza, Goulmima et en d’autres contrées du pays. Comme les arrestations se faisaient de manière absolument arbitraires, il était tout naturel que ceux d’entre nous qui étaient encore en liberté fissent de leur mieux pour se mettre hors de portée de la police. Je choisis pour ma part une façon originale de disparaître : je passais mes journées assis à une table du café Mersultan, à jouer au tiercé ! Bien évidemment, je n’avais absolument pas le moindre penchant pour les courses de chevaux, ce n’était là qu’une autre façon de se cacher, consistant tout simplement à se mettre en évidence !

Les agents de police qui me connaissaient voilaient à peine leur sourire quand ils me voyaient absorbé par mes listes de tocards et de favoris. Là encore, je me fis de nouvelles connaissances, de nouvelles sources d’informations — un journaliste peut-il d’ailleurs s’en passer …

La campagne prit fin sans que je sois inquiété. Mille fois, on aurait dit à mon sujet : « Laissez-le donc tranquille, celui-là ; il ne fait que jouer au tiercé ! »…

♦ Conjonctions de coordination

J’habitais un appartement au troisième étage de l’immeuble des Instituteurs, sis à la rue Salonique, face à l’hôpital du 20 août, quand survinrent les Evénements de Casablanca (23 mars 1964). Au second, l’appartement au-dessous du mien était occupé par le militant Larbi al-Jabri, membre du comité chargé à l’époque de la création du Syndicat National de l’Enseignement. J’étais alors responsable du Parti au sein de ce Comité et en même temps Secrétaire général de la Jeunesse Ittihadia. De nombreux cadres de l’UNFP et de différentes organisations estudiantines furent arrêtés. Aussi, quand, vers 20h30, le soir qui suivit les événements, on vint frapper à ma porte, (après celle du camarade Larbi, qui était absent), me trouva-t-on parfaitement préparé à cette éventualité. A celui qui me dit que le maître voulait me voir, je demandai si je pouvais avertir ma famille, ce qu’il m’accorda, suite à quoi on me fit monter -non sans m’avoir auparavant bandé les yeux- dans un véhicule où cinq autres personnes, les yeux également bandés, prenaient déjà place. Quand la voiture s’ébranla, je concentrai mon attention sur les tournants que son chauffeur lui faisait prendre, essayant de deviner l’endroit où nous nous rendions. Finalement, après mille détours, je conclus que nous étions sans doute conduits dans une des mille villas que la police utilisait comme centres secrets de détention et d’interrogatoire.

A notre arrivée, on nous ordonna de descendre de voiture, en gardant les bandeaux sur nos yeux et en mettant chacun la main sur l’épaule de celui qui le précédait. Comme nous marchions ainsi, en véritable procession d’aveugles, l’un de nos garde s’écria soudain, comme agacé par nos pas trébuchants : « Allez ! Avancez ! Tas de conjonctions de coordination ! » (Kâna wa akhawâtuhâ !)

Je réprimai un sourire. J’avais reconnu la voix de l’un de nos amis policiers qui participaient aux opérations de saisie de al-Tahrir. L’homme, à l’évidence, voulait que je sache qu’il était là. Un mince fil d’espoir, auquel je n’hésitai pas à m’accrocher…

Ils nous conduisirent devant un escalier qui donnait du jardin sur une pièce de l’étage, et nous dirent d’escalader les marches. Durant l’ascension, des trébuchements et des interjections « involontaires » m’apprirent que parmi mes compagnons figuraient des responsables du SNE.

Notre séjour ne durera pas longtemps. Au bout de quelques jours d’interrogatoire relativement peu serré, on nous laissera en effet partir.

♦ L’assassinat de Omar

Un dernier souvenir de cette époque : lorsque, deux heures seulement après l’assassinat du Martyr Omar Benjelloun, j’appris la nouvelle de l’ignoble attentat,  je commençai par me demander qui pouvait bien avoir commandité un tel acte. Je pensai d’abord à quelques éléments de la Bourse du travail auxquels nous opposait alors un sérieux différend, et qui considéraient feu Omar comme l’ennemi à abattre. A mes yeux, nul autre, dans les conditions où était le pays, ne pouvait oser entreprendre un acte aussi irresponsable. Abderrahim Bouabid penchait, lui, pour la thèse d’un certain appareil qui se serait chargé d’accomplir le méfait. Mais ce soir, vers 18h, un de mes proches me fit parvenir un message oral, envoyé par un des agents amis qui avaient l’habitude de nous avertir des saisies de al-Tahrir. Je le connaissais par ailleurs personnellement, pour avoir été ensemble à la même école en 1952-1953. Le contenu du message oral était en substance : « Ne vous y trompez surtout pas ! L’opération a été menée par des éléments de la Jeunesse islamique, relevant de M. Moutie. Si quelqu’un doit être accusé, c’est M. Untel, qui avait donné rendez-vous aux exécutants à Ben Jdiya, puis devant la mosquée Ahl al-Sunna à Derb Sultan, pour rendre compte du résultat de l’opération. » C’était à quoi les interrogatoires préliminaires avaient abouti.

Le soir, rendez-vous était pris au domicile du Martyr. Là, avisant feu Abderrahim Bouabid qui, les traits tirés par la fatigue et la colère, se tenait parmi les dizaines d’autres militants présents, je me frayai un passage vers lui. Quand je lui soufflai à l’oreille le contenu du fameux message, il eut ce sourire sarcastique que nous lui connaissions, et me lança, hargneux : « Pures conjectures ! » Il était en effet très soupçonneux à l’égard de tout ce qui provenait des appareils de l’Etat, par crainte d’éventuelles fausses informations fournies à dessein par ces appareils. Je répondis tout de même que j’avais une totale confiance en la bonne foi de mon informateur. De toute manière, ajoutai-je, nous en aurions bientôt le cœur net. Le lendemain, en effet, feu Abderrahim vint lui-même me trouver pour me confirmer la véracité de l’information : le Gouverneur de Casablanca- Moulay Moustafa Alaoui, à l’époque- avait pris contact avec lui pour la lui confirmer.

Je m’arrête là, l’objet de ces propos n’étant pas l’assassinat du regretté Omar. D’ailleurs, le dossier tout entier est entre les mains des responsables du Parti : certains avocats possèdent également des copies- originales ou rectifiées- de ce dossier.

7-Aussi bien informés de nos adversaires qu’ils l’étaient eux-mêmes de nous…

Nous ne disposions évidemment d’aucun appareil d’information organisé. Néanmoins, le sentiment patriotique, l’impossibilité, pour certains, de continuer à soutenir indéfiniment l’injustice, firent que de nombreuses personnes, à des niveaux différents de l’autorité, se chargeaient de faire parvenir aux responsables de l’UNFP les informations qu’ils jugeaient importantes, ce qui d’ailleurs était souvent le cas. Vous informera parfois un que vous n’aurez point dépêché, disait le poète arabe.

Correspondants, militants, informateurs — dont de nombreux agents de l’Administration — concouraient donc à pourvoir la rédaction de al-Tahrir d’un nombre impressionnant de « secrets », surtout après que nous eûmes inséré sur la première page du journal une rubrique intitulée Coulisses, où nous nous appliquâmes à publier des informations  -tenues pour secrètes- sous forme de textes directs ou de satires symboliques. Grâce à ce réseau d’informateurs volontaires, nous étions régulièrement mis au fait des actes inavouables et dispositions entachées d’illégalité que les fonctionnaires de l’Etat croyaient pouvoir garder secrets. C’est ainsi que les responsables, grands et petits, à travers le Royaume, se mirent à attendre chaque matin les « secrets » que Coulisses allait dévoiler. A la fonction de sensibilisation et d’aide à la prise de conscience qu’assumait al-Tahrir, s’ajoutait ainsi celle du miroir dans lequel les citoyens pouvaient voir chaque matin se refléter un compte rendu des actes condamnables et, éventuellement, une mise en cause directe de leurs auteurs.

Le journal commençait ainsi à exercer sur les gouvernants, grands et petits, une censure encore plus étendue, plus franche et plus cuisante que celle à laquelle aurait pu les soumettre le plus dur contrôle parlementaire. Organe du quatrième pouvoir, il en exerçait également, en partie, deux autres : le législatif et le judiciaire.

8-Tentatives policières d’infiltration

Bien évidemment, un tel rôle de contrôleur des actions des responsables et de critique impitoyable à l’égard de certains d’entre eux ne pouvait s’assumer sans contrepartie. Le prix à payer variait en effet des saisies et suspensions, aux poursuites et peines financières, sans parler des menaces, intimidations et autres représailles. Tous les appareils de l’Etat étaient, il est vrai, dressés contre l’UNFP, ses militants et son journal. Les militants, autant que tous les citoyens honnêtes et sincères, n’en étaient pas moins tous des informateurs au service de l’UNFP : des informateurs mus par les seuls patriotisme désintéressé et volonté sincère de bien faire.

Nombreux étaient les stratagèmes et procédés d’intimidation, d’infiltration, d’extorsion des informations et de coups montés auxquels recouraient les appareils de l’Etat. Mais si certains s’y prenaient avec une violence surprenante, souvent injustifiable, d’autres, il est vrai, s’efforçaient de faire leur métier sans zèle inutile, faisant montre d’une objectivité qui laissait toujours à leur proie une marge de manœuvre.

Education militaire ?

Je me limiterai à ce propos à un seul exemple me concernant personnellement, préférant taire ce qui advint à d’autres.

Un jour, comme je me préparais à donner cours devant une salle comble à la faculté des lettres — c’était à l’amphithéâtre Ibn Khaldûn — je remarquai, assis au premier rang, un individu qui n’avait pas l’air d’un étudiant. Faisant mine de n’avoir rien remarqué, je poursuivis mon cours. Quand j’eus fini, je me dirigeai vers la sortie, l’oreille aux aguets. Quelques instants plus tard, j’entendais en effet des pas derrière moi, mais continuai mon chemin comme si de rien n’était. Quand les pas parvinrent enfin à ma hauteur, je me retournai. Mon « étudiant » était là qui, me saluant, me demandait s’il pouvait s’entretenir avec moi. « Faites en marchant », lui dis-je. Il se présenta alors comme étant un officier de l’Armée Royale- il me donna son grade- qui désirait mon aide pour une étude qu’il préparait. Je demandai quel était le sujet de l’étude. « Je fais partie d’un groupe de jeunes officiers qui aiment ce que vous écrivez, commença-t-il. Nous vous lisons et lisons également Abdallah Laroui. J’ai personnellement lu votre ouvrage sur les problèmes de l’enseignement, ainsi que nombre d’articles que vous avez écrits au sujet des fondements idéologiques des théories pédagogiques. Comme je prépare une étude sur l’éducation militaire, que je compte présenter à l’Etat-Major, je me suis dit que vous pourriez peut-être m’aider. » Je répondis que j’avais en effet assez abondamment écrit au sujet de l’éducation et de l’enseignement, mais que je n’avais jamais abordé l’éducation militaire. J’ajoutai que j’étais par ailleurs pris, que j’allais réfléchir à la question. Il pouvait, s’il le désirait, me retrouver la semaine suivante à la même heure et au même endroit.

Le vendredi suivant, il était là. Il assista au cours, et vint me retrouver quand j’eus fini. Je l’invitai alors à me suivre dans la salle de réception du département de philosophie. Quand nous eûmes pris place autour de la table, je lui demandai de me donner plus de détails sur l’étude qu’il préparait. Il glissa alors dans sa mallette noire une main qui y resta une seconde de trop avant de sortir, munie d’un crayon et d’une feuille de papier. Il ne m’en fallait pas plus pour tout comprendre… Mon interlocuteur se mit alors à parler de la nécessité de pourvoir les soldats d’une véritable éducation. « Ils sont formés sans aucun arrière-fond idéologique. Même la discussion ne leur est pas permise, etc. » Je n’étais bien évidemment pas dupe. Aussi, me mis-je à lui débiter un discours sur l’armée spartiate ! Il m’écouta d’abord, dérouté, avant de m’interrompre : « Non ! dit-il. Ce dont nous avons besoin, c’est une formation idéologique, une éducation libérale, qui permette au soldat d’exploiter au mieux ses capacités et de s’ouvrir au monde ! » Je répondis : « Concernant l’idéologie, le Maroc n’est pas un Etat idéologique, mais un pays qui a ses propres système et traditions. Quant à l’éducation libérale, je pense qu’elle est en opposition avec l’idéologie. L’éducation militaire, elle, reste une éducation dirigée, même dans un pays comme l’URSS. »

Quand nous eûmes fini, il me dit, comme nous quittions la salle : « J’insiste pour vous inviter à déjeuner, afin que nous puissions finir notre entretien. » Je répondis que je devais me rendre à Casablanca où j’avais rendez-vous, qu’il pouvait toujours revenir me voir la semaine suivante, même heure, même endroit. Je lui fournis également mon adresse et mon téléphone, pour une éventuelle consultation urgente.

Sur ces entrefaites, nous nous quittâmes. Je ne devais plus jamais revoir mon étrange visiteur…

Est-il besoin de faire un commentaire…

C’était au début des années 80…

9- Bukhari : un moissonneur de nuit…

Il sied ici de dire deux mots des propos attribués à l’officier de police dénommé Bukhari.

Nous aurons l’occasion de revenir -dans les deux numéros (5-6) consacrés à Ben Barka- sur ce que dit l’ancien policier, concernant l’enlèvement du Martyr.

Quant aux assertions prêtées à Bukhari, selon lesquelles soixante-dix pour cent des militants de l’UNFP auraient entretenu des liens avec la police, ce sont à notre sens des propos que seul saurait tenir un moissonneur de nuit, qui va coupant tout ce qui lui tombe la sous faux, se souciant peu de savoir s’il a ramassé du bon grain ou du mauvais.

Qu’il y ait eu, dans les rangs des militants, durant et après les années 60, des éléments liés à la police, cela n’a vraiment rien d’étonnant. C’est même là une des tâches essentielles de la police sous tous les régimes non démocratiques, que de se faire des liens dans les milieux militants de l’opposition. Il y avait entre autres des éléments de la Résistance, d’ailleurs sans aucune responsabilité au sein du Parti, qui entretenaient des relations étroites avec des agents de la police, d’autant plus que nombre de leurs anciens camarades Résistants avaient été intégrés dans le corps de la Sûreté nationale. Ceux-là transmettaient certes aux services compétents des informations concernant le Parti, mais nous faisaient parvenir en retour — mus par un sens patriotique sincère, mais parfois aussi par simple amour du commérage — des informations concernant la police. Certains, souffrant de quelque complexe lié aux luttes qui avaient succédé à l’indépendance, le faisaient dans le but de préserver leurs intérêts, voire tout simplement de se donner une contenance.

En dehors de ces gens-là, d’ailleurs très peu nombreux, il y avait, au sein de certaines institutions responsables du Parti, des éléments représentant l’appareil syndical de l’UMT. Parmi eux, certains entretenaient, pour une raison ou une autre, des relations avec les services de police. Ces éléments-là, nous les connaissions bien, et ils le savaient. Il y avait, par ailleurs, les bavards des terrasses de café, qui se plaisaient à parler « révolution ». Le café Le Petit Poucet de l’avenue Mohamed V était un lieu de rendez-vous où l’on se rencontrait pour proclamer, assis autour d’une table de terrasse, ses « idées » à propos de tout et de rien. Parmi les clients de ce café, de nombreux militants, Résistants, et même des cadres du Parti, aimaient à prendre place sur la terrasse pour rêver à voix haute et discuter à bâtons rompus. Parfois, je prenais place parmi les frères et écoutais ce qui se disait. A l’image de ce qui advenait au Balima de Rabat et à tant d’autres cafés dans différentes villes du Royaume, la police recueillait les propos qu’elle « récoltait » sur la terrasse du Petit Poucet.

Bien évidemment, cela ne pouvait nuire à l’UNFP que lorsque, durant une vague d’arrestations, la police appuyait ses interrogatoires et ses séances de torture sur de tels « rapports », sans autre assise que les divagations de la Radio médina. C’est d’ailleurs pourquoi la plupart des dossiers étaient désespérément vides lors des procès.

Il y avait aussi, évidemment, ce qui se disait durant les buveries et dans la pénombre bruyante et enfumée des bars, quand les paroles sont trop souvent proférées à la légère. Ce sont justement de telles paroles, lancées par un individu se disant militant de l’UNFP, à la face d’un agent de police, lors d’une rixe dans un bar de Kenitra, qui seront à l’origine du complot fomenté contre le Parti en juillet 1963… Je me souviens que lorsque, un ou deux jours plus tard, l’incident me fut rapporté, je m’empressai de communiquer l’information aux personnes compétentes parmi les dirigeants du Parti. Malheureusement, on négligea, paraît-il, de prendre l’information au sérieux. Le résultat est connu de tous…

De fait, les propos de Bukhari sont en partie véridiques, mais en partie seulement, étant pour le reste absolument faux. Ils sont véridiques, concernant ces cas que nous venons de citer, mais formellement faux, voire calomnieux, s’ils prétendent englober également les cadres responsables au sein de l’UNFP. A l’exception de deux cas — d’ailleurs de tous connus — et de ceux qui étaient chargés d’établir des contacts dans le but de recueillir des informations, l’on peut en effet dire que le corps de l’UNFP était parfaitement sain.

L’on se demande ce que ces « mouchards », réels ou imaginaires, auraient d’ailleurs bien pu transmettre. Les analyses effectuées — autant que les décisions prises — au sein des instances du Parti étaient débattues lors des réunions ouvertes tenues dans les locaux des Bureaux national ou régionaux du Parti, et publiées sur les pages de son journal et dans son Bulletin interne. Ce dernier ne publiait jamais rien qui ne fût reproduit sur les pages du journal, qui prenait même parfois les devants en tenant des propos plus acerbes que ceux prononcés dans les bureaux. Il arrivait, certes, que quelque militant ait, par-ci par-là, des propos irresponsables. Pour la police, ils signifiaient tout simplement un nouveau nom à identifier comme tête brûlée.

Par ailleurs, la police disposait d’autres moyens de recueillir les informations, dont bien évidemment les écoutes placées dans les locaux, dans les véhicules et au sein des murs mêmes.

Voilà pourquoi, en disant que nous savions d’eux autant, sinon plus, que ce qu’ils savaient de nous, je sais bien ce que je dis. Jamais aucun dirigeant de l’UNFP n’entretint la moindre relation avec les services des renseignements. En retour, des informations de tout ordre nous parvenaient de la part de personnes à tous les niveaux de ces services, de l’agent le plus insignifiant au plus haut responsable. Disons-en même plus : ce que Bukhari n’a point révélé  -peut-être bien parce que lui-même l’ignorait- c’est que Oufkir et D’limi, malgré leur responsabilité incontestable et immédiate dans les exactions que connurent leurs époques, et malgré les violents différends personnels qui les opposaient à certains des dirigeants de l’UNFP, n’en firent pas moins parvenir, assez souvent, des signaux grâce auxquels bien des militants purent échapper à un obscur destin.

Il sied de dire ici un mot à propos des agents de police — les flics, les poulets, ou tout autre nom que l’on veuille donner à ces gens, ouvriers au service de l’obscur et de l’absurde qui régnaient alors sur le pays. L’injustice généralisée touchait non seulement le simple citoyen mais parfois aussi les hauts responsables eux-mêmes. L’agent de police, secret ou patent, décideur ou simple exécutant, est en fin de compte un homme à qui sa fonction même confère une double personnalité. Cette scission entre le personnel et le professionnel reste -en dehors de toute considération- présente dans son subconscient, qu’il soit de service ou même en congé. Etre humain avant que d’être agent, il a les défauts de ses congénères, mais également leurs qualités, dont ce résidu de bonté qui, feu sacré, couve toujours au fond de chacun de nous, même lorsque nous pataugeons dans les boues les plus sombres.

Inutile d’omettre, bien évidemment, les quelques incidents survenus et tentatives perpétrées par les Organisations secrètes qui agissaient absolument à l’extérieur du cadre officiel de l’UNFP. Il faut cependant souligner que ces actions étaient toutes -je dis bien toutes- déterminées par des réactions aux exactions subies par les Résistants. Divisions, enlèvements et liquidations avaient en effet commencé avec les négociations d’Aix-les-Bains et les conditions posées alors par les Français -notamment celle stipulant de mettre fin à la Résistance et de dissoudre l’Armée de Libération- pour gagner en ampleur et en variété après la proclamation de l’Indépendance. Le directeur de la Sûreté nationale, Laghzaoui, autant que son successeur Oufkir, furent parmi les champions de ce type d’exactions, comme nous le verrons plus en détail dans ce volume même, ainsi qu’à d’autres occasions.

10-  Al-Raï al-Am

Ces souvenirs de al-Tahrir et des amitiés et sympathies muettes avec les flics nous ont ainsi conduit à des digressions qui, à notre sens, trouvent leur justification en le sujet même de ce numéro. Nous estimons en effet que ce genre de « contes » ne peut que rendre plus assimilable à notre lecteur ce qu’il parcourra après ce préambule. Nous tenons également, avant que de le clore, à relater quelques autres souvenirs, relatifs, eux, au quotidien al-Raï al-Am, qui devait remplacer al-Tahrir — seulement par le nom, étant donné que le contenu restait le même.

Le 15 décembre 1959, Mohamed Baçri, directeur du journal, ainsi que Abderrahmane Youssoufi, son Rédacteur en chef, furent arrêtés dans des conditions que nous aurons plus loin l’occasion d’expliciter. Le jour suivant, le 16 du même mois, paraissait al-Raï al-Am. L’imprimerie, les locaux, les rédacteurs, les ouvriers, étaient les mêmes. Seuls changeaient le nom du journal et celui du directeur. La suspension de al-Tahrir — qui devait durer jusqu’à la fermeture pure et simple — avait commencé les 4 et 5 décembre 1959, pour reprendre les 13 et 14 du même mois. A l’arrestation de Baçri et Youssoufi, le 15, la police décréta que l’impression du journal devait être suspendue jusqu’à nouvel ordre. Nous savions pour notre part, depuis la première saisie déjà, que la décision de déclarer la guerre ouverte à l’UNFP et à al-Tahrir venait d’être prise. Aussi, avions-nous eu le soin d’anticiper en prenant les dispositions nécessaires pour que le journal pût continuer à paraître.

Deux choix s’offraient à nous : publier un journal sous le nom al-Kifah, en vertu d’une autorisation obtenue à ce nom-là longtemps auparavant, par un des premiers rédacteurs de al-Tahrir, en prévision de pareilles circonstances ; ou bien, continuer la publication de al-Raï al-Am, dont le directeur, M. Ahmed Bensouda, ancien dirigeant de PDI, était, depuis le 6 septembre — jour de fondation de l’UNFP — membre du Secrétariat général de cette dernière, au même titre que M. Abdelhadi Boutaleb. Cette seconde solution paraissait la plus adéquate. Elle sera finalement adoptée. En effet, après l’arrestation de Baçri et Youssoufi, il ne restait plus en liberté parmi les membres influents du Secrétariat général que Bensouda et Boutaleb. Mahdi était à l’étranger. Abderrahim Bouabid et Abdallah Ibrahim, tous deux dans le gouvernement, n’étaient pas officiellement membres du Secrétariat de l’UNFP. Al-Raï al-Am parut donc, avec les mêmes articles qu’aurait publiés al-Tahrir s’il n’avait été suspendu. S’y ajoutaient évidemment des manchettes et commentaires relatifs à l’arrestation des deux dirigeants.

C’est ainsi que la direction de l’UNFP et de sa presse échut à Boutaleb et Bensouda. Il sied de souligner à ce propos que les deux hommes s’acquittèrent très honorablement de leur tâche, assumant entièrement leurs responsabilités sur les deux plans, conduisant notamment la campagne électorale pour les municipales et communales, où l’UNFP devait remporter la majorité des sièges dans la plupart des grandes villes et centres importants.

L’arrestation de Baçri et Youssoufi avait été un défi lancé à la face de l’UNFP et de ses militants : défi que le Parti et ses masses populaires surent relever avec succès, faisant montre d’une capacité de mobilisation qui étonna leurs adversaires. Cette mobilisation des masses populaires et des cadres militants allait fournir un précieux soutien à MM. Bensouda et Boutaleb, propulsés tous deux au rang de leaders nationaux, rôle qu’ils assumeront, nous l’avons dit, très honorablement. Les positions exprimées par M. Boutaleb au nom de l’UNFP -autant à propos de la revendication d’une Assemblée constituante, que lorsqu’on lui proposa de participer au nouveau gouvernement formé après la révocation de celui de Ibrahim- forceront l’admiration et le respect de tous. Nous aurons l’occasion d’évoquer cet épisode dans le numéro 4 consacré à la question démocratique.

Concernant la presse du parti, le directeur de al-Raï al-Am, M. Ahmed Bensouda, était toujours présent à nos côtés, dans les locaux du journal, grand frère et responsable supervisant et assumant ce qui se publiait. Inutile de préciser que nous écrivions exactement comme du temps de al-Tahrir. M. Boutaleb, pour n’être pas toujours présent parmi nous, nous rendait de temps à autre des visites d’un genre tout particulier : il faisait son entrée au siège du journal, un article ou un commentaire à la main, ou allait directement s’asseoir au bureau du Secrétaire de rédaction pour en rédiger un.

 

 

Sur la photographie, prise vers le milieu des années 60, lors de la mise en page d’un numéro de al-Talib journal publié alors par l’UNEM, présidée à l’époque par M. Haloui — on peut voir les deux linotypistes, Tribak et Abderrazzak, deux des techniciens de al-Alam, qui étaient passés à al-Tahrir.

Devant eux, se tient M. Hassan El Alaoui, rédacteur chargé de la mise en page. Derrière lui, son adjoint, Mamoune, M. Habib Forkani;Bouziane al-Jabri (mon homonyme qui me remplaça lors de l’appel au commissariat), puis l’auteur de ces lignes — qui était toujours présent dans la presse de l’UNFP — suivi de MM. Kharras, Mahdi Ouarzazi, qui étaient en visite au siège du journal, et M. Mohamed Haloui ; enfin, au fond, M. Mustapha Ammar, fondateur et directeur des éditions EDIMA

Je dois signaler à ce propos que durant la période de parution de al-Raï al-Am — du 16 décembre 1959, au 24 novembre 1960, jour où nous reçûmes de son directeur l’ordre d’en suspendre l’impression — nous nous acquittâmes de notre tâche, feu Bahi, moi-même et le reste des rédacteurs, avec le même enthousiasme, la même force et la même vigueur d’expression. Jamais M. Bensouda n’exprima de réserve à ce propos, bien au contraire, il approuvait tout ce que nous écrivions. Les rares fois qu’il lui arrivait de faire une remarque sur quelque mot ou expression, nous prenions, feu Bahi et moi, des positions opposées, l’un abondant dans le sens de la remarque, l’autre s’en tenant à la formulation originale. Ce n’était cependant point par amour de la polémique que nous agissions ainsi, mais bel et bien par souci de défendre une position d’ailleurs toujours justifiée.

Comme je l’ai déjà dit, rien dans al-Tahrir ne changea quand il devint al-Raï al-Am, à l’exception du nom et de quelques petits détails, dont notamment l’éditorial — qui portait désormais le titre du journal lui-même — ainsi que ma rubrique Bonjour, qui devenait « Bi al-arabî al-fasîh » (Franc-parler), et mon pseudonyme « Issam », désormais « Ibn al-Balad » (L’Enfant du pays). Pour le reste, commentaires et rubriques de al-Tahrir se retrouvaient intégralement dans al-Raï al-Am.

M. Ahmed Bensouda était un homme généreux et bon vivant, qui souvent nous invitait à dîner à son domicile, où nous échangions plaisanteries et anecdotes. Je puis attester que jamais je ne le vis contrarié ni de mauvaise humeur, cependant qu’il passait quasiment toute sa journée parmi nous. A une seule et unique reprise, il me fera part de quelque ressentiment. En voici le récit.

Un jour, comme j’étais occupé dans mon bureau à rédiger un article, Mahjoub ben Seddiq, membre du Secrétariat général de l’UNFP et Secrétaire général de l’UMT, fit son entrée, suivi de M. Bensouda. Je connaissais bien Mahjoub et il me connaissait également. Durant les premiers mois de l’Intifada et lors de la fondation de l’UNFP, nous entretenions une relation semblable à celle qui me liait à Baçri, Youssoufi et Mahdi. Comme à son habitude lorsqu’il était excité, il ouvrit la porte à la volée, fit irruption dans la pièce et me lança, les yeux exorbités : « Où sont tes loques[3] d’amis ? » Il fallait entendre Baçri et Youssoufi qui, fraîchement libérés, étaient en période de récupération, Mahdi étant bien entendu à l’étranger.

- Qu’y a-t-il donc ? m’enquis-je.

- J’ai pu parvenir à un accord avec Ahardane, répondit-il. Il est prêt à signer son adhésion à l’UNFP ! Mais voilà que tes loques d’amis sont absentes !

Puis, faisant volte-face, il sortit de la pièce en coup de vent, comme il y était entré.

Bensouda se tenait toujours debout à sa place. Après un instant de silence embarrassé, il articula, comme à regret :

- Ne suis-je pas moi-même un membre du Secrétariat général, Si al-Jabri ? me demanda-t-il, amer.

- Vous connaissez suffisamment Mahjoub pour ne pas vous en formaliser, répondis-je, conciliant.

Il va sans dire que la démission de MM. Boutaleb et Bensouda des rangs de l’UNFP fut le fruit de fortes pressions exercées par le Pouvoir. Mais il faut reconnaître, d’autre part, que les comportements adoptés par certains membres du Secrétariat général n’en allégeaient nullement le poids. Baçri et Youssoufi — qui n’ignoraient rien des pressions auxquelles les deux hommes étaient soumis — s’étaient cependant habitués, par le fait même de cette relation particulière qui les unissait au point de n’en faire qu’une seule et unique personne, aux rencontres et consultations bilatérales. Leurs liens avec Abdallah Ibrahim et Abderrahim Bouabid remontaient par ailleurs très loin. A cela s’ajoutait le fait que les glaces antiques n’avaient pas encore eu le temps de fondre entre les anciens militants de l’Istiqlal et ceux issus du PDI.

Un véritable fossé séparait en effet les deux partis depuis l’ère du protectorat, pour se trouver davantage élargi suite à l’image donnée par les Français, à Aix-les-Bains, du PDI, dépeint comme étant un Parti dont la « modération » était supposée contrebalancer l’« extrémisme » de l’Istiqlal. A la relation historique tout à fait particulière qui liait entre eux les anciens militants de l’Istiqlal et les anciens Résistants, s’opposait donc celle, plus « officielle », qu’ils entretenaient avec les militants issus du PDI et du Mouvement Populaire. C’est dans ce contexte qu’il faut voir les réunions que les premiers avaient l’habitude de tenir à l’exclusion des seconds : réunions « intimes », où l’on sentait plus en confiance que lors de celles, officielles, du Secrétariat général. Les uns et les autres étant des humains avant que d’être militants, il fallait s’attendre à ce qu’un ressentiment naquît peu à peu dans les cœurs. C’est vraisemblablement là une des raisons qui ont dû déterminer, dans l’esprit des deux anciens militants du PDI qu’étaient Boutaleb et Bensouda, cette décision de retrait progressif, qui devait aboutir à leur démission des rangs de l’UNFP.

Discrète, sans fanfare ni tapage, mais survenant à l’évidence sous les pressions — et les tentations aussi vraisemblablement[4] — du Pouvoir, cette démission ne pouvait que susciter hostilité et suspicion, et même parfois des actions visant délibérément à causer gêne et embarras.

C’est ce qui advint, par exemple, juste à la suite de cette démission. Après que Baçri et Youssoufi eurent été libérés, ce dernier reprit ses fonctions au sein du journal, devenant ainsi, en pratique, le Rédacteur en chef de al-Raï al-Am. Or, libéré en vertu d’une grâce royale, Baçri pouvait, en sa qualité de directeur de al-Tahrir, en reprendre la publication quand il le voulait : reprise que désirait fortement M. Bensouda, directeur de al-Raï al-Am, qui avait entre-temps, au même titre que M. Boutaleb, gelé leurs activités en tant que membres du Secrétariat général de l’UNFP. Je penchais personnellement pour cette même solution. Reprendre la publication de al-Tahrir et suspendre al-Raï al-Am permettait en effet d’éviter d’inutiles gênes au directeur démissionnaire de ce dernier. Ce ne fut malheureusement pas l’avis de tous, la majorité jugeant qu’il était inutile de suspendre al-Raï al-Am tant que son directeur n’en aurait pas lui-même expressément formulé le désir.

La « crise » durera en effet. Al-Raï al-Am continuera à paraître, au dam de son directeur officiel, jusqu’à ce que, de guerre lasse, ce dernier fît parvenir au Secrétariat général de l’UNFP, le 23 novembre 1960, une lettre où il en demandait la suspension.

Le numéro du lendemain — il était déjà prêt à être mis sous presse à l’heure où nous parvint la nouvelle — paraîtra sans les rubriques L’Opinion publique et Franc-parler, et sans nul commentaire politique. Uniquement des informations nationales et internationales avec, en haut de la première page à gauche, un communiqué que je rédigeai moi-même, sous le titre « Al-Raï al-Am cesse de paraître ; al-Tahrir reprend sa parution », et dont voici le texte : « Le Secrétariat général de l’UNFP nous fait savoir que M. Ahmed Bensouda, directeur du journal al-Raï al-Am, lui a exprimé son désir de faire cesser la parution de ce dernier. Aussi le journal cessera-t-il de paraître à compter de ce jour. Dans les jours à venir, al-Tahrir reprendra sa parution. Attendez-vous donc à voir bientôt reparaître votre journal, al-Tahrir. »

Al-Tahrir reprendra en effet. Outre le nom du journal et celui du directeur, le seul changement sera le nom du Rédacteur en chef, ajouté en haut de la première page.

Le journal continuera ainsi à paraître jusqu’à sa suppression définitive, qui interviendra durant l’été 1963.


1-Signalons à ce propos que le Directeur administratif du journal était à l’époque le militant Abdelhay Chami, qui avait son bureau au local du Secrétariat général de UNFP. Inspecteur du Parti de l’Istiqlal à Casablanca, en contact avec le martyr Mahdi, il prendra une part importante à l’Intifada du 25 janvier 1959.

2-J’étais alors proviseur du Lycée municipal des Filles, un des deux lycées que la municipalité de la ville avait construits, le second étant le lycée Abdelkerim Lahlou, dont la direction était alors assurée par feu Abdelkader Sahraoui.

3- Le sobriquet Malkha (Nous traduisons : « loque », NdT) revenait souvent dans les propos de Mahjoub ben Seddiq. C’était un surnom dénué de toute connotation péjorative, dont on avait l’habitude de se voir affubler de sa part, sans se sentir nullement froissé.

4-Abdelhadi Boutaleb, Ahmed Bensouda et Thami Ouazzani, tous membres du Secrétariat général de l’UNFP, issus du PDI, présenteront leur démission de l’UNFP vers la fin 1961. En octobre 1962, Ahmed Bensouda était nommé gouverneur de Rabat, tandis que M. Boutaleb devenait, en novembre de la même année, Secrétaire d’Etat aux Informations, rattaché au Premier ministre.