Préambule
Ajournement de la démocratie au Maroc
-I- Priorité de l’indépendance sur la démocratie
Dans le Maroc du vingtième siècle, la question de la démocratie est sans conteste l’aspiration nationale qui aura le plus souffert de « malchance ». Aussi, sommes-nous tenté de dire que cette cause vérifie le vieil adage selon lequel le navire marocain n’arrivera jamais à lever l’ancre. La raison n’en est point que les Marocains aient négligé de revendiquer l’instauration de la démocratie, ni qu’ils se soient montrés incapables de l’exercer, encore moins qu’ils eussent été inconscients de l’importance que revêt cette question, mais plutôt qu’une sorte de « concours de circonstances » surgissait toujours, où la question de la démocratie devait être en concurrence, voire en contradiction, avec les questions nationales. En effet, à chaque fois que le problème de la démocratie était posé, les Marocains se trouvaient face à une cause nationale qui s’imposait en tant que priorité absolue. S’agissait-t-il véritablement de « priorités » incontournables, ne souffrant aucune concurrence – telle justement celle de la démocratie – ou bien était-ce là, pour les Nationalistes, un moyen d’éluder les problèmes que la démocratie risquait de poser, dans des circonstances particulières, où elle pouvait entraver les efforts déployés pour assurer à toutes les forces nationalistes un commandement unifié ? Répondre à cette question reviendrait à délaisser les données objectives pour se lancer dans des spéculations sur les faits et les intentions, ce qui sort évidemment du champ de notre intérêt comme du cadre de notre réflexion.
Tenons-nous-en donc à ce constat : au Maroc, la question de la démocratie fut victime de malchance tout au long du vingtième siècle. L’expression malchance, quoique d’empreinte irrationnelle, est d’ailleurs employée à dessein, car nous projetons d’en attribuer le contenu à celle, plus rationnelle d’ajournement de la démocratie au Maroc, par lequel ajournement nous entendons le sens premier, celui consistant à reporter à plus tard un travail – que l’on avait pourtant résolu d’exécuter – car un problème plus important est apparu. Dans ce sens, la démocratie s’est vue ajournée à cinq reprises dans le Maroc du vingtième siècle. Durant les deux ou trois années écoulées depuis le début du 21e siècle, elle est pour ainsi dire restée suspendue, du moins en comparaison à ce qu’entendait, par démocratie, l’Union Nationale des Forces Populaires qui, durant les années 60 du siècle dernier, a livré pour cette cause de rudes batailles.
Mais laissons de côté le gel actuel de la démocratie, et reportons le regard sur le siècle passé, et plus précisément sur les cinq moments où la démocratie dut être ajournée.
Le premier de ces cinq moments allait advenir durant la première décennie du vingtième siècle, quand apparut un mouvement constitutionnel, qui allait atteindre son apogée avec la déposition du sultan Abdelaziz et l’avènement de son frère Abdelhafid, en vertu d’une allégeance conditionnelle, flanquée de projets de constitutions destinés à servir de base à un exercice démocratique moderne au Maroc, à l’instar de l’expérience japonaise, sujet qui fut d’ailleurs traité assez exhaustivement dans notre ouvrage al-Maghrib al-mu‘âsir (Le Maroc contemporain). Rappelons seulement que ce mouvement constitutionnel fut ajourné devant la priorité absolue qui apparut alors : celle de lutter contre l’intervention militaire française qui allait aboutir au traité du Protectorat de 1912. Il était tout à fait normal que le peuple marocain concentre ses efforts d’abord sur la lutte armée (Atlas, Sud et Rif) contre l’occupation, et ensuite seulement, sur la lutte politique pour l’indépendance.
Quant au second de ces moments, il advint lorsque le Comité de l’Action Marocaine, ou CAM, qui représentait l’élite de la classe politique nationale dans le Maroc des années trente, soumit son « Plan de Réformes Marocaines » – présenté en arabe sous le titre du « cahier des revendications du peuple marocain » – au roi Mohamed V en 1934 ; revendications consistant notamment en des réformes politiques au sein du traité de Protectorat – considéré du point de vue marocain – et visant à élargir les compétences du roi et de son gouvernement makhzanien, à faire participer les Marocains à la gestion des institutions administratives créées par les autorités de l’occupation, et à l’élection de conseils locaux et d’un Conseil national par les seuls marocains, musulmans et juifs, à l’exclusion des Français et autres Européens, considérés comme des étrangers ne jouissant pas de la citoyenneté marocaine.
Préconisant des réformes concernant les libertés publiques, l’indépendance du système judiciaire, etc., le cahier des « revendications » ignore cependant la question de la constitution : omission qui trouve son explication dans le fait que le peuple marocain, par ces revendications, visait, comme le précisait ledit cahier, à contrer la politique d’expansion institutionnelle et administrative que les autorités coloniales poursuivaient après avoir parachevé leur expansion militaire, et à exiger que soient mises en œuvre les « réformes » promises par le Protectorat, et supposées élever le Maroc au rang des pays développés.
Le fameux cahier était donc adressé aux autorités coloniales. S’il est présenté au roi, c’est uniquement parce que ce dernier pouvait parler au nom de tous les Marocains. La constitution, fondement de toute démocratie, était sacrifiée à la cause nationale primordiale, consistant alors à revendiquer l’application des clauses du traité du Protectorat, de manière à rendre son pouvoir au roi et à engager le Maroc sur la voie de l’indépendance.
Le troisième moment sera celui où – les autorités coloniales ayant rejeté lesdites revendications, proposant à la place une série de réformes partielles visant à servir avant tout leurs propres intérêts – le Mouvement national formulera sa véritable revendication en présentant, le 11 janvier 1944, le célèbre Manifeste de l’Indépendance. Après une première réaction assez vive, marquée par une violente répression, le gouvernement français, optera pour une politique de réconciliation en nommant un nouveau Résident général, Erik Labonne, connu pour ses tendances « libérales » et ses réformes dans le domaines de l’enseignement comme dans d’autres domaines socio-économiques. Mais suite à la célèbre visite royale à Tanger en 1947, et surtout au discours dans lequel le roi ignore délibérément la France et proclame l’appartenance du Maroc à la nation arabe (la Ligue arabe venait alors d’être créée), enflammant les foules et leur faisant réclamer l’indépendance du pays, les autorités françaises rappellent Labonne pour le remplacer par le général Juin.
Ce dernier présentera à Mohamed V un programme de réformes qui, apparemment, répondait « largement » aux revendications formulées dans le cahier. Seulement, ces revendications, déjà vieilles de plus d’une décennie, n’étaient plus celles du Manifeste de 1944 qui, désormais, représentait le programme pour la réalisation duquel le roi et le Mouvement National s’étaient engagés. De plus, les clauses relatives aux aspects « démocratiques » contenus dans le programme du général Juin stipulaient une participation des résidents français aux institutions représentatives proposées, chose que le Mouvement National rejetait catégoriquement, étant donné que cela revenait tout simplement à investir d’une légalité nationale la présence de l’occupant étranger.
Dans son ouvrage Les Mouvements d’indépendance dans le Maghreb arabe, Allal Fassi explique (p. 270) les raisons du refus que le Parti de l’Istiqlal opposa au programme de réformes de Juin : « Le Parti estime que ce serait une perte de temps que de se livrer à des tractations revendicatives partielles, et préfère que les efforts et les sacrifices de ses partisans se concentrent sur la question globale, dont la solution comporte la clé de toutes les autres questions. » Par question globale, il fallait bien évidemment entendre celle de la souveraineté ; autrement dit, l’indépendance. Dans un communiqué rendu public au Caire, le leader de l’Istiqlal donnera la réplique aux publications françaises, qui vantaient les mérites du projet de réformes du général Juin, le décrivant comme étant « une véritable réforme susceptible de conduire le Maroc sur la voie d’une prompte auto-détermination », car préconisant – prétendaient-elles – de « faire participer les Marocains » à la gestion des affaires publiques par le biais d’un gouvernement mixte, avec dix ministres marocains contre dix français (les affaires étrangères et la défense étant réservées à la France), la constitution d’un Conseil consultatif également mixte, de conseils municipaux, provinciaux, etc. Ainsi, Allal Fassi reviendra à la charge : « Nous n’accepterons jamais que les résidents étrangers aient le moindre droit administratif ou consultatif, ni aucun des droits de citoyenneté, tant qu’ils voudront garder leur nationalité française. » pour ajouter plus loin : « Les mirages trompeurs de démocratie ne nous dissimuleront – ni ne dissimuleront à aucun Marocain loyal – les réalités vécues. Le parti de l’Istiqlal s’oppose et s’opposera à toute solution ne reposant pas sur la reconnaissance de l’indépendance totale et la libération de la Nation. » Puis concluant : « Au moment même où je publiais ce communiqué au Caire, le Comité exécutif du parti en diffusait un autre, allant dans le même sens, qui se terminait ainsi : Disons, pour conclure, que nulle action exécutée dans le cadre du protectorat ne saurait aboutir, et que la première réforme véritable à envisager est l’abrogation du protectorat et l’instauration d’un gouvernement provisoire auquel serait confiée la tâche d’organiser l’élection libre et universelle d’un Conseil national, en vue de l’instauration d’une Constitution nationale. » (pp. 363-365)
Plus tard, on apprendra que le programme réformiste du général Juin avait été débattu avec « certains nationalistes modérés » (il s’agissait du Parti Démocratique de l’Indépendance, le PDI, dirigé par Mohamed Hassan Ouazzani), et que, suite à ces négociations, le programme stipulait, concernant la Constitution, « qu’il soit confié à un Conseil national représentatif de l’opinion publique marocaine, d’établir une Constitution destinée à devenir – dans le cadre d’une monarchie démocratique – la référence législative au sein d’un Maroc libre et indépendant. La nouvelle Constitution marocaine assurera l’organisation et la séparation des pouvoirs, rétablira l’égalité entre les Marocains, et garantira les libertés publiques » (p. 279)
Après en avoir étudié et réfuté une à une les clauses, Allal Fassi, proclame son opposition au projet : « La Constitution en soi est certes l’une des revendications principales que le Parti de l’Istiqlal, dans son Manifeste historique, avait présentées à S.M. le Roi, le 11 janvier 1944 ; elle reste néanmoins tributaire de l’indépendance, et vient donc après elle, non avant. Aspect fondamental de la souveraineté de la Nation et garant du contrôle qu’elle exerce sur son gouvernement, la Constitution est incompatible avec la présence de l’occupation étrangère. (…) La demande même d’une constitution dans ce document revient à assener un coup mortel à l’idée de l’indépendance, car comment saurions-nous demander à l’occupant d’établir une constitution que nous sommes censés appliquer après le départ de cet occupant ? » (p. 386)
II- Le maintien du pouvoir législatif entre les mains du roi est un gage des droits du Maroc
Par ailleurs, le Parti de l’Istiqlal estimait que des élections – ainsi que toute autre manifestation démocratique et représentative organisée par les autorités d’occupation – ne pouvaient que viser à confisquer une partie de la légitimité du roi pour la confier à des individus qu’elles pourraient nommer et démettre à volonté. « Conserver le pouvoir législatif entre les mains du roi, est un gage des droits du Maroc, garantissant que nul ne puisse les bafouer. En effet, le roi jouit d’un prestige qui le met hors de toute atteinte, contrairement à un quelconque gouvernement que l’administration française n’aurait aucun mal à congédier – s’il se montrait un tant soit peu indocile – pour lui en substituer un faible, voire un traître. » (p. 38)
L’indépendance représentait, aux yeux du Parti de l’Istiqlal, la priorité absolue. Elle passait bien avant la démocratie. Plus tard, lorsque le roi Mohamed V se distinguera comme leader du Mouvement national – revendiquant dans les discours du Trône l’indépendance du pays, et se rendant de temps à autre en France pour en débattre avec le gouvernement français – il deviendra lui-même le symbole de l’indépendance convoitée et de la lutte que le peuple menait pour l’obtenir. La propagande du Parti de l’Istiqlal se centrera alors sur la personne du souverain, tant et si bien que lorsque les autorités d’occupation, exaspérées, le déposeront puis l’exileront, les priorités du Parti s’en trouveront décalées : désormais, le retour du roi passait en premier, suivi par la revendication d’indépendance, tandis que le souci démocratique se trouvait relégué à la troisième place.
C’est dans cette optique qu’il faut considérer la quatrième reprise à laquelle la démocratie allait se voir ajournée, lorsque la délégation de l’Istiqlal à Aix-les-Bains, sous la présidence de Abderrahim Bouabid, rejettera la proposition française d’une reconnaissance de l’indépendance du Maroc, suivie de la formation d’un gouvernement national chargé d’élaborer une constitution, et enfin l’organisation d’élections démocratiques d’où émanerait un parlement marocain qui aurait, entre autres tâches, celle de décider du retour de Mohamed V, « afin que ce retour se fasse dans des conditions acceptables pour l’opinion publique française », comme nous l’indiquions dans le volume précédent.
Ce rejet, formulé par une délégation que présidaient feu A. Bouabid et le Martyr Mahdi Ben Barka, s’inscrivait, en effet, dans la ligne de pensée du Parti, bâtie sur le principe de priorités déjà énoncé, qui désormais jouissait du consensus populaire, et surtout du soutien du Mouvement de la Résistance et de l’Armée de Libération. Cette fois-ci, la démocratie n’allait pas être la seule à souffrir d’ajournement : l’indépendance elle-même devra attendre, la priorité étant au retour du roi.
Le cinquième ajournement, double, celui-ci, adviendra lorsque, juste après le retour de Mohamed V, le Parti de l’Istiqlal se trouvera pour la première fois devant une décision difficile à prendre : celle de participer à un gouvernement de coalition où figuraient des noms ne jouissant pas d’un passé militant à la hauteur du sien ; un gouvernement dont le président n’était pas membre du Parti. Le Comité exécutif prendra cette décision lors de la réunion qu’il tiendra à Madrid ; Abderahim Bouabid sera chargé de la transmettre au Congrès extraordinaire réuni à cet effet, comme nous l’indiquions également dans le volume précédent.
Aussi est-il lieu de parler de double ajournement : d’abord, lorsque, sous les pressions des autorités françaises, la formation du gouvernement ne fut pas confiée au Parti de l’Istiqlal, qui pourtant était majoritaire ; ensuite, quand, en réaction à cette aberration, le Comité exécutif décida de soustraire toute responsabilité à ce Premier ministre imposé par le négociateur français, pour confier la totalité des pouvoirs au roi, en conformité avec l’analyse de Allal Fassi.
La position de Abderrahim Bouabid et de Ben Barka à Aix-les-Bains, puis lors du Congrès extraordinaire, n’était donc que la continuité de celle déclarée par le leader du Parti, Allal Fassi, et adoptée par l’ensemble des membres du Comité exécutif : l’ajournement.
Cependant, ni dans la pensée du leader, ni dans celle des membres du Comité exécutif, l’ajournement n’était un principe, mais uniquement une stratégie qui visait à contrer les desseins français d’investir d’une fausse « légalité démocratique » des aspirations colonialistes. Pour Allal Fassi comme pour Bouabid et Ben Barka, la démocratie était – du point de vue des principes – aussi présente que l’était l’idée de l’indépendance elle-même. Plus encore, tous estimaient que l’absence de démocratie figurait parmi les principales raisons qui avaient rendu possibles les multiples interventions étrangères au Maroc, aussi bien avant la signature du traité de Fès que durant l’ère du protectorat.
III- Allal Fassi : Une monarchie constitutionnelle à l’exemple de la Grande Bretagne
Dans son ouvrage Autocritique, le leader istiqlali Allal Fassi le dit avec autant de force que de clarté: « Parmi les raisons qui suscitèrent les troubles que notre pays a connus (avant le protectorat français), le fait que le roi est directement responsable devant le peuple. Les nombreux soulèvements qui eurent lieu auraient pu être évités si le pays avait été doté d’un gouvernement marocain démocratique qui eût assumé la responsabilité de ses actes. (…) Nous estimons que la responsabilité gouvernementale apporte la solution adéquate à tous les problèmes auxquels un régime peut se heurter, que ce régime soit monarchiste comme c’est le cas chez nous, ou républicain, comme en France. Le pouvoir doit se fonder sur le consentement mutuel de la nation et de ses gouvernants : c’est là le seul moyen d’asseoir le droit et de lui permettre de contrôler la force, car le droit – qui n’est autre que le contrôle exercé par la raison sur la force – représente un pouvoir moral qui s’oppose à la force physique. » (pp. 138-139). Puis d’ajouter plus loin : « Le droit qu’a la nation de se gouverner elle-même va de pair avec son droit de choisir ceux à qui elle déléguera ses pouvoirs. La nation a également droit à la stabilité gouvernementale, à la fierté nationale et à la satisfaction de se savoir dignement représentée. Ces données, ajoutées à ce que nous disions plus haut, conduisent à une seule conclusion : la nécessité de soumettre l’action des gouvernants au contrôle public, contrôle que tout citoyen, homme ou femme, a le droit d’exercer. » (p. 140). S’agissant de la constitution, Allal ajoute : « Nous ne voulons point essayer d’imposer une quelconque constitution à la nation marocaine, car l’élaboration d’une constitution ne doit pas émaner d’un seul individu ; c’est un travail dont seule peut s’acquitter, après l’indépendance, une institution élue. Nous pouvons cependant nous considérer comme désormais engagés sur la voie d’une monarchie constitutionnelle, ce qui nous impose de nous inspirer des Britanniques – qui nous ont précédés sur cette voie – sans toutefois oublier de puiser dans l’expérience des démocraties populaires, ainsi que dans toutes les expériences humaines, étant donné qu’aucun système n’est entièrement bon ni entièrement mauvais. » (p. 141)
C’était ce qu’écrivait le leader Allal Fassi avant l’indépendance, position diamétralement opposée à celle qu’il adoptera après, notamment en prenant, lors du referendum du 18 novembre 1962, la défense de la constitution accordée.
IV- Ajournement… après l’Indépendance
L’ajournement de la démocratie demeurera comme principe stratégique du Parti de l’Istiqlal durant les premières années de l’indépendance, et ce, pratiquement pour les mêmes raisons exposées plus haut. En effet, estimant avoir été le seul, aux côtés de Mohamed V, à livrer bataille pour l’indépendance du pays et pour le retour du souverain légitime – cependant que les autres parties pactisaient avec l’occupant, collaborait avec lui ou, au mieux, observaient une prudente distance – le parti se considérait comme le seul représentant, avec le roi, de la légitimité nationale. Aussi, et comme la France avait pu imposer, à Aix-les-Bains, la participation de certaines de ces parties au gouvernement de coalition formé à l’issue des pourparlers, le parti estimait-il que cette erreur, commise à un moment où le Maroc était encore sous le joug du protectorat, ne devait plus se répéter maintenant qu’il avait obtenu son indépendance. Il fallait donc que la situation provisoire qui avait imposé ces parties indésirables au sein du gouvernement, ne se transformât point – à travers des élections organisées par le gouvernement imposé à Aix-les-Bains, et dirigées par une administration telle que l’avait laissée l’occupant et dont les rouages étaient encore aux mains de ses collaborateurs – en une situation permanente, qui investît lesdites parties du droit de représenter le peuple marocain. Aussi, les dirigeants du Parti insistaient-ils sur deux revendications principales : l’instauration d’un gouvernement cohérent, et l’assainissement de l’administration publique par l’élimination des anciens collaborateurs du colonialisme.
Cette prise de position, aboutissant à l’ajournement de la démocratie, fut encore plus radicale quand de nouveaux partis virent le jour, avec à leur tête des personnes connues pour leur passé « non nationaliste » durant l’occupation, ou soupçonnées d’avoir trempé dans les séries d’événements et de machinations qui visaient, dès la formation du premier gouvernement de l’indépendance, à mater le Parti de l’Istiqlal (v. troisième volume de cette série, p. 39 et suiv.). En effet, les dirigeants de l’Istiqlal n’ignoraient rien des motifs résidant derrière les campagnes que ces nouvelles entités – sous l’impulsion de Ahmed Rédha Guédira – menaient au nom de la démocratie et des libertés publiques. Aussi, réagirent-ils en insistant sur la différence entre une démocratie visant à mobiliser le peuple pour le parachèvement de la libération et l’édification du Maroc indépendant, et une pseudo-démocratie n’ayant d’autre but que de disperser les forces nationales pour pouvoir maintenir la situation quasi-coloniale laissée sur place par le protectorat.
Les signes de cette attitude se lisaient clairement dans des propos tels ceux avancés par Ben Barka, membre du Comité exécutif du Parti de l’Istiqlal, lors d’une conférence donnée à Casablanca devant les dirigeants locaux du Parti en avril 1958, où il expliquait les raisons qui avaient poussé les ministres istiqlalis à démissionner du second gouvernement Bekkay (v. troisième volume de cette série, p. 50) : « … Les moyens – et mêmes les buts – se mirent alors à diverger entre les composantes de la coalition (gouvernementale) factice, car au moment où nous concentrions nos efforts sur l’établissement de bases solides en vue de l’édification nationale, d’aucuns n’œuvraient qu’à édifier pour eux-mêmes et à se donner plus de poids qu’ils n’en ont en réalité. Or, loin de qui œuvre pour l’édification de l’indépendance, à qui veut faire de cette indépendance un moyen d’édification de soi. (…) Au moment où les uns s’employaient à planifier ou à exécuter les grands projets de relèvement du pays, d’autres oeuvraient à la création d’entités politiques fantoches. (…) Cette bataille décisive, à l’issue de laquelle le peuple attend la mise en place d’un outil pour la réalisation des objectifs nationaux, est ce que j’appelle la crise marocaine. Prétendre qu’il s’agit là d’une lutte pour la liberté est pure démagogie. Les autorités coloniales, soucieuses d’empêcher tout relèvement du Maroc, ont trouvé un excellent moyen d’y parvenir en suscitant des convoitises électorales au nom d’une prétendue démocratie. Le Parti de l’Istiqlal, qui avait été le premier à payer au prix fort le tribut de la liberté, perdant dans la bataille les meilleurs d’entre ses enfants et amis, se refuse à voir ceux qui se contentaient hier du rôle de spectateurs, venir se targuer aujourd’hui de discours pompeux sur cette liberté. Nous nous sommes fixé comme objectif l’instauration d’un régime démocratique au Maroc, et n’avons nullement besoin des leçons que les suppôts du colonialisme prétendent nous donner en la matière. Je puis vous dire avec certitude que les complots qui se trament dans le pays, et que ce mouvement pour des prétendues « libertés » est venu couronner, ne sont que manœuvres suscitées par les anciens occupants. »
Dans un discours improvisé devant les dirigeants locaux de l’Istiqlal à Tétouan, le 21 juillet 1958, et publié sous l’intitulé Vers une société nouvelle, Ben Barka définit, dans un style de théoricien, les conditions que toute nation désireuse de se relever est appelée à remplir. Parmi ces conditions, le choix démocratique, qu’il définit comme étant tributaire de l’existence d’un outil gouvernemental national efficace, et de l’instauration de choix économiques en faveur des masses populaires (livret 6).
V- Ajournement de la démocratie à l’intérieur du parti !
C’était là le cadre dans lequel – sous le Protectorat ainsi que durant les trois premières années de l’indépendance – le Parti de l’Istiqlal plaçait la question de la démocratie. L’auteur de ces lignes se souvient parfaitement qu’à l’époque, il abondait sans réserve dans ce sens (conviction que partagent sans doute de nombreuses personnes, concernant le Maroc d’aujourd’hui !). Il se souvient que cette position était celle de tous les patriotes marocains, notamment ceux d’entre eux qui s’apparentaient, d’une manière ou d’une autre, à l’Istiqlal. Il faut dire que l’expérience égyptienne sous le roi Farouk – expérience marquée par les tractations et autres démarches illégales à travers lesquelles les différents partis essayaient de gagner les voix des électeurs – avait largement contribué à consolider cette position vis-à-vis de la démocratie issue d’élections où les voix s’achetaient à prix d’argent. L’allusion aux élections égyptiennes revenait souvent dans les propos des patriotes.
Cependant, et si l’ajournement de la démocratie au niveau du pays pouvait être justifié par la priorité de l’obtention – puis du parachèvement – de l’indépendance, l’ajournement au sein même du Parti ne pouvait trouver de justification que dans l’esprit de certains de ses dirigeants, notamment ceux de la première génération.
En effet, les conditions mêmes de clandestinité qui avaient présidé à sa fondation sous l’oppression de l’occupant, faisaient que jamais il n’y eut de Congrès national du Parti, ni d’élections parmi ses instances locales. Ce n’est qu’en décembre 1955 que sera convoqué un Congrès extraordinaire, appelé à entériner la décision du Parti, de participer à un gouvernement de coalition qu’il ne dirigerait pas, et dont la mission serait de négocier l’indépendance avec les autorités françaises (v. livret 3 de cette série, pp. 32 et suiv.). Lors de ce congrès, il ne fut point question de renouveler le corps dirigeant, ni d’y adjoindre de nouveaux membres, encore moins de le remettre en question. Pourtant, la structure du Parti avait très sensiblement changé depuis 1952, notamment avec la fondation de centrales syndicales, de cellules de résistance, et surtout l’adhésion d’une nouvelle génération de jeunes militants. Aussi, la question de la démocratie se posait-elle dès l’aube de l’indépendance, avec d’autant plus d’acuité que les résultats des pourparlers d’Aix-les-Bains étaient décevants, aussi bien pour la Résistance que pour les autres organes, dont la jeunesse, du Parti. La crise interne qui s’ensuivit fut telle qu’aucun remède partiel n’était plus envisageable. Véritable crise de démocratie au sein du parti, elle n’était pas sans lien avec celle de l’ajournement de la même démocratie au niveau national.
Les Français se plaisaient à répéter que l’Istiqlal était un parti « citadin », sans aucun prolongement dans les campagnes marocaines. Vérité qui, quoique énoncée à mauvais dessein, n’en était pas moins vraie.
En effet, ayant vu le jour grâce à la fusion de groupuscules nationaux formés durant les années 1930 à Salé, Fès et Rabat, le Parti représentait à l’époque la conscience d’une jeune élite engagée, s’apparentant, pour une partie, au patrimoine arabo-islamique et au mouvement de renaissance en Orient, et pour une autre à la culture française, à l’idéologie libérale et à la pensée de gauche européennes – sans que cela occasionnât pour autant une rupture entre les uns et les autres. Il était donc normal, surtout devant l’opposition farouche de la France à toute propagation du Mouvement national dans les campagnes, que les instances dirigeantes fussent, dès la fondation du parti en 1944, choisies parmi les militants de ladite élite, et que, depuis cette fondation et jusqu’aux premières années de l’indépendance, pratiquement tous les dirigeants du parti fussent issus de Rabat, Salé, Fès et, dans une certaine limite, Marrakech. De par la composition de ses instances dirigeantes, l’Istiqlal ne représentait donc que les villes. Des militants issus de la campagne avaient certes réussi à intégrer le corps des inspecteurs, qui servait de lien entre les dirigeants et les bases populaires du parti, et jouait auprès de ce dernier un peu le rôle des gouverneurs au sein de l’organisme étatique ; le peuple des campagnes, mal encadré, n’en sentait pas moins qu’il n’était pas représenté dans le Comité exécutif de ce parti qui, tout compte fait, ne pouvait prétendre représenter l’intégralité de ses propres adhérents, encore moins la totalité du peuple marocain. D’où la virulence des critiques dont le Parti fera l’objet, de la part de ses propres bases, dès le retour de Mohamed V, phénomène que nous évoquions dans le troisième volume de cette série (p. 62).
C’étaient là les raisons profondes pour lesquelles les dirigeants de l’Istiqlal recouraient à l’ajournement de la démocratie, autant au niveau national qu’à celui des structures internes du parti. En fait, la crise de démocratie au sein du parti fondait – et reflétait – celle qui sévissait au niveau de l’Etat tout entier.